Malgré l’accord de cessez-le-feu entré en vigueur dimanche 15 février, la guerre dans l’est de l’Ukraine se poursuit et oppose depuis bientôt un an les séparatistes pro-russes à l’armée ukrainienne et à des bataillons de volontaires. Ces derniers sont parfois liés à des courants de droite radicale. Mais au niveau politique, l’extrême droite ukrainienne a définitivement perdu la révolution du Maïdan.
S’il y a un courant politique en Ukraine – au-delà de l’effondrement du parti des Régions du président déchu Viktor Ianoukovitch – qui n’a pas réussi son après-Maïdan, c’est bien l’extrême droite. C’est en tout cas la thèse d’Anton Shekhovtsov, chercheur en sciences politiques ukrainien, actuellement rattaché à la University College London. Ce spécialiste des droites ukrainiennes tient par ailleurs un blog en anglais très bien informé sur les liens entre différents partis du continent. Il a notamment révélé les détails et retrouvé les photographies d’une visite en Grèce de l’idéologue du Kremlin, Alexandr Douguine, en avril 2013, sur une invitation de celui qui est aujourd’hui le chef de la diplomatie du gouvernement Syriza : Nikos Kotzias. Mediapart a rencontré Anton Shekhovtsov lors de son passage à Paris (voir sous l’onglet Boîte noire). Entretien.
Mediapart.- L’extrême droite de Svoboda (« Liberté ») a participé au gouvernement de coalition formé après le départ de Viktor Ianoukovitch, en février 2014. Cette compromission avec l’extrême droite a été beaucoup décriée à l’étranger, et en particulier dans les médias russes. Quel est le poids de ce parti aujourd’hui ?
Anton Shekhovtsov.- La participation de Svoboda au gouvernement lui a été fatale : elle n’a tenu que quelques mois. Le parti, en prenant part à l’exécutif, est en effet apparu auprès de l’opinion publique comme une formation d’incompétents, à la rhétorique nationaliste et aux méthodes finalement assez similaires à celles du parti des Régions, c’est-à-dire celles d’un parti corrompu. Le plus significatif a été la chute de son soutien dans l’ouest de l’Ukraine, son bastion : aux élections régionales de 2010, Svoboda avait obtenu dans la circonscription de Lviv son meilleur score, et décrochait 41 sièges au conseil régional ; aux élections législatives de 2012, il continue à arriver très largement en tête dans cette partie du pays, avec 38 % des voix… Et finalement, aux élections législatives d’octobre 2014, il y compte seulement 4,7 % des voix… pour ne même pas passer le seuil des 5 % nécessaires au niveau national pour entrer au Parlement !
On voit donc, sans équivoque, que la popularité de Svoboda s’est brutalement effondrée. En réalité, il était déjà en perte de vitesse avant le mouvement du Maïdan. Puis, pendant la mobilisation, il est certes très présent sur la place de l’Indépendance de Kiev, mais les manifestants ne voulaient pas s’associer à un parti et cela n’a jamais pris, même si Svoboda figurait, aux côtés de Batkvichtchina (le parti de Ioulia Timochenko – ndlr) et de Oudar (le parti de Vitali Klitchko – ndlr) comme l’une des trois principales formations d’opposition au clan Ianoukovitch.
Revenons un petit peu en arrière. Lorsque Ianoukovitch est élu président en 2010, Svoboda, qui n’est même pas représenté au Parlement, apparaît tout à coup dans l’espace public. J’ai étudié la fréquence d’apparition de son leader, Oleg Tyahnybok, dans trois émissions politiques parmi les plus regardées du pays. Jusqu’en 2010, Svoboda était inexistant. Soudain, au cours du premier semestre 2010, il apparaît à six reprises dans « Big Politics » sur la chaîne Inter et six fois également dans « Shuster live » sur la chaîne Ukraina. La tendance se poursuit au cours des deux années suivantes, dans un pays où la visibilité dans les médias a un impact direct sur le score électoral…
La popularité soudaine de Svoboda ne doit donc rien au hasard : Ianoukovitch avait intérêt à lui donner de la visibilité et à le présenter comme son principal opposant afin de détruire l’opposition modérée, véritable adversaire potentiel, mais déchirée par d’incessantes querelles entre Ioulia Timochenko et Viktor Iouchtchenko. Je soutiens l’hypothèse que Ianoukovitch travaillait au fond à un « scénario français » pour l’élection présidentielle initialement prévue en 2015 : susciter un face-à-face au second tour avec l’extrême droite, comme Chirac-Le Pen en 2002, afin d’assurer sa réélection.
Oleg Tyahnybok pendant Maïdan (décembre 2013), entouré de deux autres opposants, aujourd’hui premier ministre et maire de Kiev
Aujourd’hui, le contexte a changé de fond en comble. Ianoukovitch est parti, donc Svoboda qui se présentait comme le parti anti-Ianoukovitch n’a plus de raison d’être. La plus grande partie des électeurs de Svoboda était déçue par les autres partis d’opposition et a voté pour le parti de Tyahnybok sans adhérer à ses idées. Dans le contexte de la guerre qui a succédé à la révolution, Svoboda a en outre perdu le monopole du patriotisme.
Qu’en est-il de Pravyi Sektor (« Secteur droit »), cette formation d’extrême droite radicale née d’un service d’ordre sur le Maïdan ?
Pravyi Sektor a traversé trois phases. Sur le Maïdan, il rassemblait en réalité différents groupes allant du national-conservatisme jusqu’aux tendances néonazies, et avait développé un militarisme romantique tout entier tourné vers l’objectif de faire tomber Ianoukovitch. Dans un deuxième temps, au printemps, il a essayé de se débarrasser des éléments les plus extrêmes, notamment des hooligans néonazis. C’est finalement l’organisation Tryzub (« Trident »), caractérisée par un attachement aux valeurs traditionnelles, une certaine homophobie et l’anticommunisme, qui devient dominante au sein du parti. Dmytro Iaroch, le dirigeant de Pravyi Sektor, est issu de Tryzub.
Absence de conflit linguistique
Pravyi Sektor est un parti de droite radicale mais à la différence de Svoboda, Pravyi Sektor a une conception civique de la nation, et non pas ethnique : il ne développe pas de théories racistes. Il vénère le Stepan Bandera, qui s’est opposé aux nazis et aux soviétiques – pas celui qui fut aussi collaborateur du IIIe Reich… C’est donc un parti que je définirais davantage comme national-conservateur et chrétien. Pour l’élection présidentielle qui a suivi le mouvement du Maïdan, en mai 2014, tandis que la guerre avait commencé dans le Donbass, le point central de son programme était la question des droits de l’homme et de la dignité des Ukrainiens… Dans un troisième temps, Pravyi Sektor a formé une unité militaire tout en essayant de bâtir un véritable parti politique. C’est un échec. Dmytro Iaroch est blessé au front. Et aux élections législatives d’octobre, le parti n’obtient que 1,8 % des voix.
L’extrême droite ukrainienne a-t-elle donc totalement disparu de l’espace politique ?
Je ne vois pas de force de droite extrême ou radicale entrer au Parlement dans un futur proche. Svoboda a raté cette révolution du Maïdan et n’a pas d’avenir politique, à mon sens, en Ukraine. Pravyi Sektor, qui s’est formé sur le Maïdan, n’a pas réussi ensuite à capitaliser sur cette popularité et a échoué dans son processus de construction de parti.
Membres du bataillon Azov sur le départ pour l’est de l’Ukraine (janvier 2015)
L’idéologie de droite extrême se retrouve en revanche sous d’autres formes, qui ne sont pas forcément liées au Maïdan. Le bataillon Azov, l’un des bataillons de volontaires engagés dans le Donbass, a été fondé en mai de l’année dernière par l’Assemblée sociale-nationale, une organisation ouvertement nationaliste, née dans la ville de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, il y a une vingtaine d’années. Il est intéressant de noter qu’aucun des leaders de cette organisation n’était sur le Maïdan l’hiver dernier : emprisonnés pour des activités crapuleuses ou injustement détenus, ils ont été libérés au printemps…
Cette unité est par ailleurs très liée avec la police, notamment parce que l’actuel ministre de l’intérieur, Arsen Avakov, était auparavant gouverneur de Kharkiv. À l’époque, les membres de l’Assemblée sociale-nationale étaient régulièrement employés par la ville pour des opérations de sécurité et ces hommes étaient connus à la fin des années 2000 pour mener des activités de chantage et de corruption au niveau local.
Le leader du bataillon Azov, Andreï Beletsky, a changé de rhétorique ces derniers mois. Son idéologie n’a peut-être pas changé dans le fond, mais il cherche à se donner une image d’homme plus ouvert. Ce bataillon est par ailleurs assez populaire auprès de l’opinion publique, il a recueilli énormément de dons pour se financer et l’imagerie militariste qu’il développe a un certain succès auprès des jeunes Ukrainiens. Ce ne sont pas des politiciens, mais ils pourraient bien obtenir des postes importants au sein de la police…
Il est intéressant de noter au passage que la moitié des troupes du bataillon Azov est constituée de russophones, ce qui montre bien l’absence de conflit linguistique en Ukraine, contrairement à ce qui est souvent raconté à l’étranger. Avec la guerre, le concept de nation ethnique ne rencontre plus d’écho. C’est pour cela aussi que Svoboda a perdu son électorat.
Enfin, un autre mouvement a progressé depuis le Maïdan, c’est le radical-populisme, avec la figure d’Oleg Liachko, candidat à la présidentielle de mai 2014. Ses affiches de campagne le montraient aux côtés des soldats ukrainiens disant : « Je vais faire revenir la Crimée en Ukraine. » Quand ? Comment ? Il ne l’a jamais expliqué… Il n’a par ailleurs jamais combattu… C’est du populisme à l’état pur.
La boîte noire :
Anton Shekhovtsov était de passage à Paris pour intervenir, vendredi 13 février, dans le séminaire d’Anna Colin Lebedev, enseignante chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Anna Colin Lebedev est par ailleurs une fidèle contributrice du Club de Mediapart. Retrouver son blog « À l’est » ici.
Source : Amélie Poinssot pour Mediapart, le 23 février 2015.
- Andrew Parubiy, fondateur du parti Social-Nationaliste Ukrainien, fondateur des Patriotes d’Ukraine devenu depuis Azov (bataillon ouvertement néonazi) et maintenant Vice-Président de la Rada (assemblée ukrainienne)
- Oleg Lyashko, président du parti radical, député du parlement ukrainien, chef du bataillon « Ukraine », accuse par Amnesty International de kidnapping et traitements dégradants (http://web.archive.org/web/20140810114239/http://www.amnesty.org/en/news/Impunity-reigns-for-abductions-ill-treatment-eastern-Ukraine-06-08-2014#.U-K9MUKT46I.twitter)
dénoncé aussi par Human Right Watch (http://www.hrw.org/news/2014/05/07/dispatches-damning-silence-kiev) - – Vladimir Hroïsman, président de la rada, le parlement ukrainien, dirigeant de la commission gouvernementale pour enquêter sur le drame du MH17.
- Igor Lapin, député du parlement ukrainien, commandant du bataillon « Aidar », bataillon dénoncé pour ses exactions par Amnesty Internationale (https://www.amnesty.org/en/articles/news/2014/12/eastern-ukraine-humanitarian-disaster-looms-food-aid-blocked/) et par l’OSCE (http://www.osce.org/ukraine-smm/123687)
- Andrew Parubiy, fondateur du parti Social-Nationaliste Ukrainien, fondateur des Patriotes d’Ukraine devenu depuis Azov (bataillon ouvertement néonazi) et maintenant Vice-Président de la Rada (assemblée ukrainienne)
- Vladimir Hroïsman, président de la rada, le parlement ukrainien, dirigeant de la commission gouvernementale pour enquêter sur le drame du MH17.
le Front Populaire, photo prise lors de la cérémonie de sa création.
- Le FP est dirige par Iatsenouk (en noir derrière le pupitre), premier ministre ukrainien.
- Sur cette photo on retrouve, en vrac, Andreiy Parubiy, Igor Lapin, ainsi que d’autres commandants de bataillon.
- L’un d’eux, celui qui se trouve à droite de Iatsenouk, s’appelle Andreï Byletsky, commandant du bataillon Azov, bataillon ouvertement néonazi, commandant des patriotes d’Ukraine (milice néonazi formée par Andrei Parubiy), dirigeant de l’Assemblée Social-Nationaliste (néonazi), fondateur de Secteur Droit (milices paramilitaires ayant jouées un rôle important durant le Maidan) Il est maintenant député de la Rada.
- Photo ou nous retrouvons Andrei Parubiy, au Canada, ou il a demandé des armes.
- A sa droite, il s’agit du député Canadien James Bezan, qui est aussi le secrétaire parlementaire du Ministère de la Défense Nationale du Canada.
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