Les Crises Les Crises
6.mai.20186.5.2018 // Les Crises

Au lieu de recevoir le Pulitzer, Robert Parry a été licencié – par Don North

Merci 115
J'envoie

Source : Don North, Consortium News, 17-04-2018

17 avril 2018

Don North, journaliste chevronné de télévision, se remémore l’époque où il collaborait avec le fondateur et rédacteur en chef de Consortium News, Bob Parry, qui vient de nous quitter, collaboration qui commence en Amérique centrale pendant les guerres reaganiennes.

Don North

La première fois que j’ai rencontré Bob, c’était dans les années 80 au Salvador. Nous avons sympathisé instantanément, liés par notre commun dégoût pour le président des États-Unis Ronald Reagan et ses guerres sales en Amérique centrale.

J’essayais alors de réaliser et de produire des documentaires et j’ai passé trois mois dans les montagnes avec des guérilleros FMLN pour raconter leur histoire. Bob travaillait pour l’Associated Press avant de le faire pour Newsweek et The Nation. Cependant nous avions tous deux le même problème : peu de médias mainstream voulaient s’opposer à ce que promouvait Reagan. Avec un tout petit budget, j’ai réalisé une émission d’une demi-heure Guazapa : The Face of War in El Salvador [Guazapa : Le visage de la guerre au Salvador, NdT].

Il a été projeté dans des sous-sols d’églises et des universités, mais aucune chaîne nationale ne voulait le montrer et même PBS (Public Broadcasting Service), prétendu havre pour le journalisme indépendant, a déclaré : « Montrez-nous donc un film en faveur du gouvernement du Salvador et nous pourrions reconsidérer notre position ».

Bob a révélé le scandale de l’Iran Contra, mais au lieu de recevoir le prix Pulizer, il a été licencié par l’Associated Press et Bloomberg. Alors il a suivi le conseil d’un célèbre spécialiste des médias A. J. Liebling : « La liberté de la presse n’est garantie que pour ceux qui possèdent un média ».

Aidé de ses fils, Sam et Nat, il a fondé un magazine appelé I.F. Stone Magazine et une newsletter appelé le Consortium, qui na pas tardé à se transformer en ConsortiumNews.com sur le net et a ouvert la voie à une génération de blogueurs d’actualité.

J’ai continué à réaliser des documentaires que personne ne voulait acheter, surtout à propos de guerres dont tout le monde se fichait, mais il arrivait souvent que je tombe sur des événements qui intéressaient Bob pour Consortium News.

Hélas j’avais du mal à m’adapter. Immigré canadien qui écrivait dans un bizarre franco-anglais canadien et qui venait de la télévision, je ne me souciais pas de savoir comment écrire les mots tant que je pouvais les prononcer. Mais Bob, comme vous le savez, était un rédacteur en chef patient et il excellait dans la correction de l’orthographe et la vérification des faits. Souvent, d’ailleurs, grâce à son intelligence encyclopédique, il m’offrait une phrase ici, un paragraphe là, qui donnait à mon article rigueur et coulant.

 

Reagan : nous partagions la même opinion.

Il y a une seule fois en 23 ans où, je m’en souviens, Bob et moi n’avons pas pu nous mettre d’accord sur un article. J’étais dans le nord de l’Irak, dans la ville d’Irbil où je donnais un cours de journalisme, mais les Kurdes votaient et j’ai sauté sur l’occasion pour couvrir les circonvolutions de la politique kurde. J’y avais passé un peu de temps et essayé d’imaginer ce que cela signifiait et où cela nous mènerait. Bob n’a pas aimé et il m’a gratifié de la pire appréciation qu’il ait jamais donnée.

… « Don, ça ressemble juste à quelque chose que j’ai déjà lu dans le New York Times »… en d’autres termes, c’était, selon lui, du journalisme lamentable. Il y a quelques semaines, il se trouve que j’ai retrouvé cet article dans de vieux dossiers… et je vais vous dire… Bob avait raison.

En 23 ans, Bob a publié une incroyable variété d’articles que d’autres médias avaient refusés… une longue rangée de bougies qui ont éclairé des endroits obscurs. Comme Winston Churchill l’a dit un jour : « Plus vous regardez en arrière, plus vous êtes capable de regarder en avant ». Et ces articles sont toujours dans les archives de Consortium News et se révèlent très intéressants à lire aujourd’hui. Je les ai parcourus l’autre jour pour me rappeler certains de mes articles que j’ai préférés.

Comme vous vous en doutez, Bob et moi étions fort intéressés par beaucoup d’articles qui concernaient des journalistes attaqués. Et quand après le 11 septembre, les médias dominants ont évoqué avec enthousiasme l’invasion de l’Irak par George Bush, Consortium News a posé des questions difficiles.

Liebling : l’état de la presse est grave.

Liebling, l’un des journalistes préférés de Bob, avait bien compris la situation en écrivant : « Selon moi, la presse est dans un état grave. C’est la latte fragile sous le lit de la démocratie ».

Après la désastreuse guerre d’Irak, il se révéla que, dans ses articles, Bob avait eu raison… Liebling avait eu raison. Bill Meyers, journaliste chevronné, a repris les mots de Liebling dans l’une de mes citations favorites : « Après l’invasion de l’Irak, la latte s’est brisée et certains étranges partenaires de lit sont tombés par terre, des journalistes de l’establishment, des polémistes néoconservateurs, des experts du microcosme de Washington, des bellicistes de droite brandissant le drapeau à tête de mort [en anglais « skulls and bones », allusion et jeu de mots sur la société secrète à laquelle appartenaient les Bush] de la « brigade mesurée et honnête » [allusion ironique à l’ancien slogan de Fox News, « balanced and fair », NdT] , et les attachés de presse dont les fuites classifiées étaient des mensonges fabriqués, tous s’ébattant sur le même matelas dans des préliminaires qui allaient mener au désastre. Des milliers de victimes et des milliards de dollars plus tard, la plupart des conspirateurs nichés dans les médias pris en flagrant délit de mensonge n’ont rien perdu de leur influence, de leur renommée, et ils ne manifestent pas plus de regrets qu’un présentateur météo qui s’est trompé en prédisant la température du lendemain ».

En 2015, Bob a remporté la I.F. Stone Medal de la Fondation Nieman… À mon avis, c’est vraisemblablement parce qu’il était un disciple si fidèle d’Izzy Stone dont le conseil : « Ne croyez jamais une information avant qu’elle n’ait été officiellement démentie »… était devenu une règle d’or pour Bob.

Un autre journaliste philosophe qui a inspiré Bob était, bien sûr, George Orwell. Il y a quelques mois, j’ai suivi la trace d’Orwell dans Barcelone pour écrire Hommage à Barcelone pour Consortium News. Orwell a donné aux journalistes une prescription qui est particulièrement vraie en ce moment où nous nous dirigeons vers une guerre froide. « À une époque de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire ».

Bob est parti hélas et le monde sent ce manque. Mais Waouh quelle marque il a laissée… quel modèle, et j’espère que nous aurons tous le courage de continuer son œuvre.

Don North, correspondant de guerre chevronné qui a couvert la guerre du Vietnam et beaucoup d’autres conflits autour du monde est l’ auteur de Inappropriate Conduct, l’histoire d’un correspondant de la Seconde Guerre mondiale dont la carrière a été détruite par le complot qu’il a révélé.

Source : Don North, Consortium News, 17-04-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation. 

Commentaire recommandé

Duracuir // 06.05.2018 à 12h02

A propos du Pulitzer, il vient d’être donné aux arsouilles rédactionnelles de Wa Po et du NYT pour leur « magnifiques » couverture de « l’ingérence Russe » dans l’élection US.
Ce n’est plus le Pulitzer, c’est le prix Goebbels.

11 réactions et commentaires

  • Manuel // 06.05.2018 à 08h22

    Ok. Mais alors qui est le French Robert Parry ?

    Edwy Plenel ?

    Quand je lis ce genre d’articles sur certains journalistes américains, que nous les français, c’est simple, on est nul…

      +10

    Alerter
    • Jean // 06.05.2018 à 11h06

      J’ai commencé à me méfier d’Edwy Plenel quand il a pris la défense de Morsi et des « frères musulmans » en Egypte au nom de la démocratie… Bizarrement il s’est trouvé que la ligne éditoriale de Médiapart « collait » (et colle toujours) avec celle de la puissante fondation Carnegie. Mais qui peut mieux parler de Plenel que ses collaborateurs au journal Le Monde et mettre en rapport sa contribution avec ce qu’est devenu le titre après son passage à la direction?
      Aujourd’hui Michel Collon avec investigaction.net/fr correspond mieux à l’image et au rôle attendu d’un véritable journalisme d’investigation et d’indépendance à l’instart de celui d’un Robert Parry. On ne peut que regretter qu’il soit belge et si peu reconnu pour son travail de fond.

        +46

      Alerter
  • tchoo // 06.05.2018 à 09h03

    Faut jamais d’espérer du genre humain. Qui sait peut que un ou une est quelque part en formation, en train de se forger une ligne de conduite en lisant Les Crises, prêt, tout prêt d’émerger

      +7

    Alerter
  • ZX // 06.05.2018 à 09h15

    « en anglais “skulls and bones”, allusion et jeu de mots sur la société secrète à laquelle appartenaient les Bush »

    Les sociétés secrètes, mais aussi les discrètes, mériteraient que l’on (en l’occurrence Les Crises) se penche sur elles. Leur influence est réel, hélas, sur une société qui n’hésite pas à traiter de « complotiste » ceux qui les dénonce. Certes parmi eux il en existe mais cela ne saurait justifier un détournement de regard, sinon on ne regarde plus rien et on scelle ses paupières. Comme le fond trop de gens, qui vivent dans un monde fantasmé, recréé, par les médias et ceux qui les possède, comme dans une « Matrix » du célèbre film éponyme.

      +21

    Alerter
  • petitjean // 06.05.2018 à 10h12

    Le « complot » est tellement visible qu’on ne peut plus parler de « complot »
    L’oligarchie financière, l’oligarchie affairiste, l’oligarchie mondialiste a pris le pouvoir, voilà tout
    Elle y est parvenue en désarmant intellectuellement les peuples. Cette oligarchie a mis à sa disposition tous les moyens d’influence, tous les moyens qui permettent de formater le cerveau des populations. Inutile d’en faire encore la liste
    Le décervelage commence dès l’école et………..se poursuit toute la vie
    Les peuples ne sont plus que des monstres d’ignorance, des monstres de paresse, des monstres de lâcheté
    Nos démocraties sont mortes, tout est illusion, tout est mensonge…………………………..

      +39

    Alerter
    • Bouddha Vert // 06.05.2018 à 11h37

      Comme dit JANCOVICI les sociétés démocratiques sont apparues avec la croissance économique (Chaque année plus de pouvoir d’achat).
      Nous associons souvent la démocratie avec l’éducation, les progrès techniques sans voir le revers de la médaille.

      Le traitement qu’a subi Don North est emblématique de l’attitude de tout système, de tout temps, face au grain de sable.
      Mais, la capacité de North a rebondir est caractéristique d’un système, à l’époque, en croissance.

      Nos législateurs vont désormais légiférer pour permettre un petit retours en arrière, comme au bon vieux temps.
      Faire plus avec moins n’est pas dans l’ordre des possibles, nos désirs ne seront désormais plus les moteurs de notre système.
      L’ancien régime aristocratique se réinstalle gentiment partout, dans les gares avec tous ces gens de rien!
      Courage

        +12

      Alerter
    • scc // 06.05.2018 à 15h15

      Il est devenu tellement visible que plus personne ne s’en cache. Les USA et leurs vassaux font ce qu’ils veulent, certains que personne parmi ceux qui comptent ne mettra en doute quoi que ce soit.
      A commencer par la presse. Elle est censée représenter le quatrième pouvoir, celui qui doit parler lorsque les trois autres sont déficients, corrompus ou complices. Elle n’est désormais que la caisse de résonance des trois premiers.

        +11

      Alerter
    • Caracole // 06.05.2018 à 16h03

      Desarmer intellectuellement les peuples ? Vous vivez dans quel monde ? Vous croyez encore au mythe du bon peuple ? Au bon et du méchant ? Au père noël ?
      Le peule na jamais été arme de quoi que ce soit intellectuellement. On est juste passe dune ignorance naturel (quand lire quand on a meme pas suffisamment a manger ?),a une ignorance souhaité et grasse. On est coupable, il y a pas de complot derrière tôt ca. Je vous conseille de lire a Brave New World,bien plus pertinent que 1984.

        +6

      Alerter
  • Duracuir // 06.05.2018 à 12h02

    A propos du Pulitzer, il vient d’être donné aux arsouilles rédactionnelles de Wa Po et du NYT pour leur « magnifiques » couverture de « l’ingérence Russe » dans l’élection US.
    Ce n’est plus le Pulitzer, c’est le prix Goebbels.

      +52

    Alerter
    • toto // 12.05.2018 à 03h28

      C’est une vieille tradition pour le Pulitzer. Rappelons qu’il a été attribué dans les années 30 à Walter Duranty, le correspondant américain du New York Times à Moscou, qui avait écrit dans une série d’articles qu’il n’y avait pas de famine en Ukraine au moment où des millions d’Ukrainiens mouraient de faim suite à la politique de collectivisation forcée de Staline. C’était un mensonge délibéré de sa part, car Duranty savait parfaitement ce qu’il se passait.

        +0

      Alerter
  • Pegaz // 06.05.2018 à 22h53

    Bel hommage rendu à Robert Parry.

      +6

    Alerter
  • Afficher tous les commentaires

Les commentaires sont fermés.

Et recevez nos publications