Billet invité
S’est tenue à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro cette semaine (de mardi à jeudi) une importante conférence sur la signification de l’année 1917. Elle a été consacrée à traiter de la question « un autre socialisme est-il possible ». Cette conférence, organisée par un groupe d’universités brésilienne, réunissait des intervenants venant tant de l’Amérique Latine que du reste du monde (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Etats-Unis). La tenue de cette conférence, qui aurait sans doute été impossible aujourd’hui en Europe où s’abat une chape de conformisme, comme l’a fait remarquer un intervenant britannique, est la preuve de la vitalité intellectuelle de l’Amérique Latine.
Interventions prononcées à cette conférence
(Dans l’ordre des présentations)
- – Le rôle des partis communistes dans l’évolution du communisme au XXème siècle dans l’univers soviétique – Albu Oleksii (Institut du Développement de l’Innovation, Ukraine).
- – Le marxisme de José Carlos Mariátegui – Sara Beatriz Guardia (Université de San Martín de Porres, Pérou).
- – Le socialisme, entre contes de fées et histoires d’horreurs, Gábor T. Rittersporn, CNRS et Institut Historique allemand.
- – Sur le marché global du XXème siècle, Göran Therborn (Cambridge University, Grande Bretagne)
- – La lutte anti-capitaliste – Capital, Etat et Travail – Virginia Fontes (UFF, Brésil)
- – Le Sphinx, l’histoire et le capitalisme – Jacques Sapir (Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales – PSL, France)
- – Crise hégémonique et processus de transition dans le capitalisme actuel – Theotonio dos Santos (UFF Brésil)
- – Capitalisme, média et radicalisation : sur l’état actuel de l’impérialisme – Makran Khouri (Cambridge University, Grande Bretagne)
- – Black Panther, Black Power et le mouvement de la jeunesse – Donna Murch (Harvard University, Etats-Unis)
- – Quelle alternative au capitalisme? – Paulo Arantes (Université de Sao Paolo, Brésil)
- – Les chemins d’un socialisme possible – Luis Fernandes (Université Fédérale de Rio de Janeiro)
- – Que faire pour un révolutionnaire au XXIème siècle – Claudio Ingerflom (Université de San Martin, Argentine)
Les enjeux des présentations
Les présentations faites lors de cette conférence ont couvert de nombreux aspects, que ce soit en histoire (présentations de Sara Beatriz Guardia, Gábor T. Rittersporn, Donna Murch) en économie (présentations de Göran Therborn, Virginia Fontes, Jacques Sapir, Paulo Arantes), en sociologie et science politique (Albu Oleksii, Theotonio dos Santos, Makran Khouri, Luis Fernandes et Claudio Ingerflom). Elles ont couvert des thématiques très différentes, allant de l’histoire de la répression et de la terreur en URSS à celle du mouvement d’émancipation des noirs aux Etats-Unis ou à celle de l’histoire de l’introduction et de la réception du marxisme en Amérique Latine. Les présentations en économie se sont intéressées à des problèmes très différents, allant d’exposés descriptifs sur les évolutions actuels des conditions d’exploitations à des réflexions sur les formes que le capitalisme peut prendre et pourrait prendre dans le futur. Enfin les présentations en sociologie et en science politique se sont intéressées aux questions de représentation (que ce soit sur les médias ou dans le long terme) mais aussi à celles concernant la crise de l’hégémonie capitaliste qui se manifeste dans différents pays et la question du populisme, vue en perspective dans le cadre de la révolution russe mais aussi dans le contexte très particulier de l’Amérique Latine. Les débats ont été animés, et ils ont fait apparaître la question de la spécificités des cultures politiques nationales.
La question de la spécificité nationale
Ces présentations, mais aussi les débats qu’elles ont suscités, ont donc mis en évidence non seulement des différences de sensibilité (ce qui est parfaitement normal dans une conférence de cette nature) mais aussi, et ceci est peut-être plus important, des différences de perspectives qui s’enracinent dans les spécificités nationales, dans les cultures politiques et les expériences des différents pays. Ainsi, l’un des intervenants britanniques, a montré l’importance du BREXIT dans la lutte anti-hégémonique, mais aussi la lutte féroce pour le contrôle sur la classe ouvrière et les classes populaires que se livrent d’un côté Boris Johnson et Nigel Farage et de l’autre Jeremy Corbyn, lui même en rupture avec la doxa traditionnelle du parti travailliste. Ce point mérite ici une explicitation.
Un certain nombre d’intervenants (en particuliers les collègues brésiliens) ont insisté sur la « nature global » du capitalisme et de la société capitaliste. Mais, les débats auxquels ont donné naissance leurs interventions ont montré qu’au-delà des différences politiques il y avait des incompréhensions naissant de la différence des cultures politiques. Les mots n’ont pas le même sens dans ces différentes cultures. Or, ces cultures politiques reflètent les différences dans l’histoire institutionnelle des différends Etats, c’est à dire, en fin de compte les différents chemins historiques pris par ces Etats. Cela fut sensible non seulement dans le rapport au phénomène soviétique (avec une différence nette entre collègues européens et collègues des deux Amériques), mais aussi dans le rapport aux structures de l’Etat ou dans l’interprétation des évolutions particulières du capitalisme. Non que l’on ne puis se comprendre. Et un important travail de « traduction » (au-delà de la traduction du portugais-brésilien à l’anglais) a été fait, permettant aux discussions d’être fructueuses. Mais, les différences souvent se sot muées en divergence. On peut constater que les ordres de priorités diffèrent, ce qui pouvait être prévu, mais aussi, et ceci est essentiel, que la formulation de ces priorités diffère, parfois de manière marginale mais parfois aussi de manière très sensible, d’une culture politique à l’autre. Il convient alors de revenir sur cette notion de culture politique nationale mais aussi sur la notion de médiation qui découle de ces différences.
L’importance de la notion de médiation
Ainsi, avons nous eu une démonstration de la pertinence de la notion de spécificité nationale. Reconnaître cette spécificité ne conduit nullement à tomber dans le piège de l’hypothèse saturante du « génie national » des peuples. Par contre, elle invite à prendre au sérieux la notion de culture politique nationale, une culture politique qui nait des luttes passées et des institutions auxquelles elles ont donné naissance, mais aussi une culture politique qui permet de comprendre pourquoi les formes spécifiques prises par les luttes sont elles-mêmes aussi différentes.
Cette spécificité des cultures politiques nationales conduit à penser l’internationalisme dans son sens initial – un mouvement qui unit des Nations différentes – mais conduit aussi à rejeter sa lecture actuelle qui tend à le présenter comme un a-nationalisme qui serait fondé sur une « nature » unique des êtres humains. Il convient donc de penser constamment les médiations par lesquelles des unités de lutte peuvent se constituer entre des cultures politiques nationales différentes mais aussi de refuser l’utopie dangereuse que ces médiations ne seraient pas nécessaires car le « capitalisme » aurait une telle transcendance qu’il rendrait « évident » et impératif (au sens de l’impératif catégorique kantien) l’existence de cet a-nationalisme.
La question des médiations apparaît alors comme l’autre face se la question de la souveraineté. Car, si le développement initial des luttes se fait toujours dans le cadre national, que ce cadre soit celui des représentations induites par la culture politique nationale ou que ce cadre soit directement celui des institutions nationales particulières. Mais, ce développement des luttes pose alors le problème de la coordination avec d’autres luttes, menées dans d’autres cadres nationaux. Et ce problème ne saurait être résolu sans que ne soient inventées des formes de médiations assurant la traduction des idées et des concepts d’une société à une autre.
Jacques Sapir
Commentaire recommandé
La question nationale, c’est la question de la démocratie.
Meme avec les meilleures intentions du monde, les socialismes ne peuvent pas faire l’impasse sur les conditions réelles d’exercice de la démocratie : la souveraineté populaire qui s’exprime à travers des lois communes pour tous s’exerce nécessairement sur un territoire donné et limité. En outre ce territoire doit être à échelle humaine, correspondre à des réalités culturelles et civilisationnelles, au risque sinon de dissoudre l’humain dans un ensemble inhumain.
10 réactions et commentaires
Alors comme çà,les approches et analyses sont différentes en fonction de la culture politique,et donc de l’Histoire de chaque pays,ou continent. Mazette,quelle découverte! Je reste ébloui par tant de clairvoyance.Franchement.
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Alerterça méritait malgré tout d’être dit, même écrit. Car en France, on se gargarise de mots comme « pluriel », mais à condition de ne parler que d’une seule voix, plurielle sans doutes.
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AlerterD’autant plus que le socialisme historiquement s’est toujours présenté comme défendant une lutte de classe inter-nationaliste – même si de manière justement un peu contradictoire la plupart des mouvements se réclamant du socialisme (à la suite de Lénine) défendait les luttes de libération nationale.
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AlerterIl n’est qu’à discuter entre Européens où chaque nation a une histoire différente même si elles s’affrontent, se chevauchent voire s’ignorent selon les époques, pour se rendre compte de l’efficacité fragile des mots face aux réalités qu’ils sont sensés recouvrir.
Perso, j’ai pris la peine d’entendre la version historique, voire régionale de chacun (forcément différente de la mienne) avant de pouvoir échanger au niveau souhaité afin d’éviter l’effet « petit bout de la lorgnette ».
Déjà que l’empathie n’est pas donnée à tout le monde !…
La planète, un grand village ? J’en pleure de rire… et frisonne d’effroi ! Une énième chimère pour dominer.
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AlerterLa question nationale, c’est la question de la démocratie.
Meme avec les meilleures intentions du monde, les socialismes ne peuvent pas faire l’impasse sur les conditions réelles d’exercice de la démocratie : la souveraineté populaire qui s’exprime à travers des lois communes pour tous s’exerce nécessairement sur un territoire donné et limité. En outre ce territoire doit être à échelle humaine, correspondre à des réalités culturelles et civilisationnelles, au risque sinon de dissoudre l’humain dans un ensemble inhumain.
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AlerterVoilà une bonne formule « la question nationale c’est la question de la démocratie » merci Sandrine. Le problème c’est que beaucoup d’idéologues de « gauche » ne l’entendent pas de cette oreille et sont prêts à sacrifier la souveraineté nationale au profit d’un idéal de l’internationale socialiste qui comme le dit la chanson sera le genre humain.
Il convient de bien circonscrire les dangers qui guettent le fameux genre humain ainsi que les solutions proposées pour les écarter.
Le principal danger est de vouloir uniformiser les cultures et les langues qui ont pris des siècles à se diversifier et se consolider, parfois dans la douleur, pour atteindre un point d’équilibre encore instable. Vouloir remettre cet équilibre en question pour des raisons d’entente entre les peuples et de luttes communes fait le jeu de ceux qui veulent le détruire pour imposer la dictature du marché global.
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AlerterTout cela, y compris le billet précédent sur Bernard Friot, montre combien il est difficile de penser « hors système ». Comment joindre les 9 points en une seule ligne sans lever la plume ?
– Un nouveau système économique.
– Un nouveau système politique
– Un nouveau système écologique
Global ? Tout en pensant local ?
Il est clair que les événements eux-mêmes se chargeront de nous imposer une partie des solutions novatrices.
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AlerterLes spécificités nationales sont effectivement importantes, on peut comparer avec la notion de romantisme en France, Allemagne et Italie, c’est déjà impressionnant. Le socialisme pose un autre problème. Le socialisme au dix-neuvième n’a pas le même sens qu’au vingtième. Et beaucoup de choses divergentes sont fondées à partir d’un dosage confus entre les deux notions, même au plan international, puisque, par exemple, les japonais lisaient des ouvrages européens en 1900. La Commune de Paris pose problème également. Elle n’est pas marxiste, ni révolution ouvrière, mais blanquiste, proudhonienne, néo-jacobine, quarante-huitarde. En son sein, s’opposait la majorité favorable au comité de salut public et la minorité hostile qui était plus libertaire et individualiste, moins dogmatique, avec Vallès, Verlaine, Rimbaud, les écrivains connus. Je fais des recherches sur ce sujet, la Commune, pour comprendre.
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AlerterHenri Guillemin – la Commune de Paris : douze conférences télévisées :
http://www.rts.ch/archives/dossiers/henri-guillemin/3477764-la-commune-de-paris.html
Colloque « Henri Guillemin et la Commune – le moment du peuple ? » Paris – 19 novembre 2016 : http://www.henriguillemin.org/colloque-2016/
Le blog de Colloque Henri Guillemin : https://blogs.mediapart.fr/colloque-henri-guillemin
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AlerterMerci, mais Henri Guillemin, ce n’est pas vraiment ce que je recherche. D’ailleurs, il cite lui-même la référence aujourd’hui reconnue sur la Commune, Rougerie. J’ai les livres de Rougerie, ceux de Tombs, de Sherman, les récits de communards Louise Michel, Maxime Vuillaume, Lissagaray (la référence), Gustave Lefrançais, Jules Andrieu, des tas de récits d’époque encore, je ne vais pas tout citer, j’ai des livres sur Blanqui, des livres contre la Commune, etc. J’en ai par dizaines des livres. J’ai aussi les disputes au sein de l’Internationale en 1872 quand arrivent les réfugiés communards, puisque Rimbaud, Verlaine, Andrieu, Vermersh qui m’intéressent étaient à Londres et n’étaient visiblement pas du côté de Marx. Vu les écrits de Courtois sur Lénine actuellement et vu qu’il est pro-européen et anti-Poutine, je serais curieux de voir ce qu’il dit des communards, ça par contre je n’ai pas dans mes bouquins.
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