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23.novembre.201823.11.2018
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[RussEurope-en-Exil] Le singulier voyage de Lana Chhor au pays qui fut, par Jacques Sapir

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Le livre écrit par Lana Chhor est un livre singulier d’une grande finesse, qui est profondément touchant et singulièrement intéressant. Il s’adresse à de nombreux lecteurs et va toucher énormément de monde[1]. Lana Chhor est française, née dans un camp de réfugiés en Thaïlande, d’origine tant chinoise que khmer. Elle n’a pas connu directement la période qu’elle évoque, le génocide de son propre peuple commis par les Khmers rouges, mais sa famille en a subi les meurtrissures et a été contrainte à l’exil. Pourtant, dans ce livre, et cela en fait toute l’importance, le récit du génocide n’occupe pas la place principale, même s’il court dans tout l’ouvrage. Ce livre est en réalité une réflexion sur l’identité.

La mémoire douloureuse de l’auto-génocide cambodgien

Ce livre commence par un récit. En apparence, il s’agit de décrire comment, une jeune française, d’origine khmer, retourne dans son pays, dans le cadre d’une ONG pour donner des cours aux enfants. Les premières pages sont justement le récit de ce choc entre un pays fantasmé et un pays réel, mais aussi choc inversé car les habitants sont eux-mêmes surpris par ce qu’ils prennent pour une touriste et qui parle aussi bien le Khmer. Ce retour au pays qui fut, tous les exilés qui l’ont fait en gardent le goût doux-amer. Lana Chhor n’a jamais connu le Cambodge. Ses souvenirs commencent dans le camp de réfugiés, et se poursuivent en France. Le Cambodge, elle en a, naturellement, entendu parler dans sa famille. Elle a lu, aussi, des documents, des textes ou autres, racontant l’histoire de ce pays et la tragédie qu’il a connu, une tragédie que la justice internationale vient tout juste de reconnaître[2]. Mais, elle ne connaît qu’un Cambodge des livres, de la parole familiale. Pour elle, ce voyage, c’est surtout, au départ, le choc des rencontres, qu’elle décrit de manière très fine, avec des gens, des petites gens, qui sont toutes des survivants.

Alors, de cette tragédie, elle va en parler. Sa description du « Musée du Génocide » sonne particulièrement juste ainsi que celle du centre d’archives Bophana de Phnom Penh. Mais, ce qui frappe encore plus est l’intériorisation du génocide, qu’elle appelle très justement un « auto-génocide », et les comportements qui en découlent, et qui se perpétuent dans le Cambodge d’aujourd’hui. La rencontre avec son cousin germain est extrêmement symptomatique de cela. Il y a trop de non-dits, trop de choses cachées, et la communication véritable ne peut s’établir. La folie meurtrière des Khmers rouge avait une logique : celle d’une soi-disant pureté de la « race khmère ». Elle en démonte très clairement le mécanisme.

 

Une réflexion importante sur la notion d’identité

Le livre ne traiterait que de cela, il serait déjà un livre fort utile. Mais, ce qui fait l’intérêt particulier de cet ouvrage, et qui pourrait en faire un instrument idéal dans un cadre pédagogique, c’est aussi la réflexion sur l’identité qu’il contient. Car, la famille de Lana Chhor est une famille aux origines multiples, chinoises et cambodgiennes, de classes aisées comme de classes populaires. Le problème de l’identité traverse lui aussi tout l’ouvrage. Car, qu’est-ce qu’une identité ? Est-elle donnée par la langue ?

Outre le français, Lana Chhor en maîtrise beaucoup. Doit-on pour prendre une identité rejeter alors les autres ? Ces questions, qui se posent aujourd’hui dans la société française, et qui concerne de très nombreux jeunes, Lana Chhor les aborde avec beaucoup de finesse encore un fois, mais aussi beaucoup de justesse. Elle affirme son adhésion à l’identité politique française, quitte à choquer son père, qui a refait sa vie à New-York. Le passage, vers la fin du livre, est savoureux. On voit bien que, en ce qui concerne la culture politique, elle ne transigera pas, et c’est tant mieux.

Mais, l’identité culturelle est une autre affaire. Elle affirme, dans son comportement comme dans ses dits, qu’une telle identité ne peut être la somme des conservatismes de la tradition. Plusieurs scènes, décrites avec beaucoup d’humour, le démontrent. Elle affirme son attachement à la culture khmère, mais refuse le poids des traditions surannées. Elle reconnaît aussi sa part chinoise, mais – là aussi – procède à un tri entre le bon grain et l’ivraie.

Lana Chhor

Génération « peau de banane »

Génération « peau de banane », donc ; l’expression trouve son explication dans les dernières pages du livre. Lana Chhor serait donc « jaune à l’extérieure, blanche à l’intérieur ». Mais, le livre démonte le cliché, tout en lui reconnaissant une certaine pertinence dans le regard de l’autre. Elle montre bien comment elle peut changer de visage aux yeux de l’autre, selon la culture de l’autre. La petite liste qu’elle dresse, drolatique à l’extrême, est elle aussi d’une grande finesse[3].

Et, cela ramène à un constat qui s’impose depuis fort longtemps. On appartient au « peuple » dont on reconnaît la culture et les institutions politiques. Cicéron ne disait pas autre chose[4]. Si la maitrise de la langue peut aider, elle ne constitue pourtant pas un critère décisif. Mais, on est aussi ce que l’histoire, la grande comme la petite, l’histoire qui emplit les livres comme l’histoire familiale avec ses silences et ses non-dits, a fait de nous. Enfin, on est en partie ce que l’on veut être.

Les réflexions sur l’identité que l’on trouve dans cet ouvrage sont aujourd’hui très importantes. Sans jamais faire de leçons, Lana Chhor dit pourtant des choses d’une très grande importance. Elles permettent de comprendre la complexité des identités, car l’identité politique cohabite et entretient un dialogue avec les identités plus directement culturelles. Elles permettent aussi de démasquer ceux qui font le commerce douteux de l’identité. Lana Chhor pose alors le problème de l’intégration comme distinct de l’assimilation. L’intégration, et cela apparaît clairement dans la fin de l’ouvrage, est non seulement distincte, mais peut être opposée à l’assimilation, en cela que la persistance de cultures apparaît comme un atout pour l’intégration, alors que leurs négations, ce qui est à l’œuvre dans l’assimilation, freine en réalité cette dernière.

 

Il faut donc remercier Lana Chhor de nous avoir donné ce livre. C’est une leçon de courage mais aussi d’intelligence et de sensibilité, Une leçon qui parle à tous..

 

[1] Chhor L., Génération Peau de banane – La vie après les Khmers rouges, Paris, BoD, 2017.

[2] Voir, https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2011/06/28/un-proces-historique-pour-le-cambodge_1541667_3216.html et la conclusion du procès http://www.lefigaro.fr/international/2018/11/16/01003-20181116ARTFIG00063-perpetuite-pour-genocide-a-l-encontre-de-deux-anciens-dirigeants-khmers-rouges.php

[3] Chhor L., Génération Peau de banane – La vie après les Khmers rouges, op.cit., p. 187.

[4] Voir, Cicéron De la République [De re publica], T-1, Trad. Esther Breguet, Paris, Les Belles Lettres, 1980, I.26.41.

Commentaire recommandé

gracques // 23.11.2018 à 07h05

Deux comptes rendus de lectures , deux régal ….. vous êtes devenu essentiel et pas simplement à ce blog.
J’espère que votre exil éditorial n’à pas fait baisser votre audience.

12 réactions et commentaires

  • Fritz // 23.11.2018 à 06h52

    Concernant l’ « autogénocide » cambodgien, ou plutôt le « démocide » cambodgien : l’idéologie des Khmers rouges ne peut être réduite à un « racisme khmer », même si elle comporte assurément une identité exclusive. C’est d’abord un communisme de type maoÏste, avec une dimension rousseauiste (mais qu’on n’accuse pas Jean-Jacques des malheurs et massacres du Cambodge).

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    • LBSSO // 23.11.2018 à 11h12

      Lana Chhor, « une reine en exil ».

      Extrait du livre dans le chapitre « Antithèse de l’autogénocide ».Dialogue entre l’auteur et son père.

      Son père (peu fiers de son pays) : « les gens trouvent ça stupide qu’un pays se fasse exterminer par sa propre population ».

      Lana Chhor : « Mais les gens qui disent cela ont tout faux, Papa.Ils n’y connaissent rien.Le peuple cambodgien a été persécuté par des Khmers rouges, qui certes,partageaient le même sol que la population locale, mais n’avaient rien d’autre en commun avec les civils.Les Khmers rouges ne représentent pas l’ensemble de la population khmère .
      […]. Les Khmers rouges étaient dans une guerre idéologique.Ils s’en prenaient à l’éducation, la liberté, l’art…S’ils ont voulu notre peau ,c’est parce que nous représentons toutes ces valeurs.Eh bien moi je suis fière d’être cambodgienne et de représenter cela ».

      Je livre ce magnifique dialogue à votre réflexion, si vous ne le connaissiez pas.

      ps: pour ma part ,il m ‘a littéralement arrêté .Vous en comprendrez les raisons, par le titre codé ( volonté de  » non prosélytisme  » qui serait ,face à ce texte, déplacé) de ce petit commentaire.

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    • christian gedeon // 23.11.2018 à 18h07

      çà arrange bien les maos de tous les pays de penser que le massacre cambodgien a été un auto génocide! quelle tranquillité pour ceux qui ont applaudi les grands massacres maoïstes du grand bond aux mille fleurs et à la révolution culturelle avec petit livre rouge style mein kampf et tout et tout…les épouvantables massacres chinois sont les grands frères du massacre cambodgien,issu à cent pour cent du sale maoïsme. Qu’on se le dise et se le répète…assez de mensonges comme çà…

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    • Bernard // 23.11.2018 à 20h25

      Ne pas accuser Rousseau « des malheurs et massacres au Cambodge ». Ca viendra, au train ou vont les pseudo-pensées! On invente bien des dizaines de millions de morts qu’on attribue à Staline, sans documentation et références crédible, puis fait remonter ça jusqu’à Marx et le mouvement ouvrier.

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      • christian gedeon // 24.11.2018 à 10h26

        Cher ami,la dictature du prolétariat contenait bien évidemment en germe efficace les massacres…une dictature massacre par nature,qu’elle soit du prolétariat ou non. Ainsi donc pour vous on « invente  » les morts de Staline,ou de Lénine et Trotsky d’ailleurs. Est ce bien sérieux? Ou est ce une foucade?

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        • Laurent Houtan // 24.11.2018 à 15h07

          Non, Christian,une dictature ne massacre pas par nature. Faut-il rappeler qu’à l’origine, la dictature est une magistrature de la république romaine? La dictature est l’autorité qui règne sans partage. Mais pas forcément sans contrôle. Elle peut-être celle d’une classe et dans l’esprit de Marx la dictature du prolétariat doit simplement remplacer celle de la bourgeoisie. Dictature n’est pas synonyme de tyrannie et la classe dominante s’est complue à brandir le mot comme un épouvantail parce que Marx l’avait utilisé. Marx ne souhaitait pas plus de massacres que Rousseau cité plus haut…

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  • gracques // 23.11.2018 à 07h05

    Deux comptes rendus de lectures , deux régal ….. vous êtes devenu essentiel et pas simplement à ce blog.
    J’espère que votre exil éditorial n’à pas fait baisser votre audience.

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  • Pierre C // 23.11.2018 à 08h49

    « Ce sont nos choix, Harry, qui montrent ce que nous sommes vraiment, beaucoup plus que nos aptitudes. »

    « Ce sont nos choix, Lana, qui montrent à quelle culture nous appartenons vraiment, beaucoup plus que notre ascendance. »

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  • Chris // 23.11.2018 à 12h12

    Deux phrases dont je partage le contenu pour l’expérimenter quotidiennement :

    1) Et, cela ramène à un constat qui s’impose depuis fort longtemps. On appartient au « peuple » dont on reconnaît la culture et les institutions politiques.
    2) Lana Chhor pose alors le problème de l’intégration comme distinct de l’assimilation. L’intégration, et cela apparaît clairement dans la fin de l’ouvrage, est non seulement distincte, mais peut être opposée à l’assimilation, en cela que la persistance de cultures apparaît comme un atout pour l’intégration, alors que leurs négations, ce qui est à l’œuvre dans l’assimilation, freine en réalité cette dernière.

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  • ima // 23.11.2018 à 13h38

    Il serait bon de rappeler, et ça je ne l’ai pas trouver dans l’article par ailleurs d’une excellente facture, la volonté occidentale de faire des kmers rouges, les représentants officiels du Cambodge dans les instances internationales?

    Qui permit à ces nouveaux nazis « d’être » le Cambodge à l’ONU sinon les Étasuniens… et la France en particulier ? Bien sur, il fallait écarter le danger communiste, donc il fallait mieux des charniers !

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  • LS // 23.11.2018 à 15h06

    Mouais.

    Il n’y a jamais de définition objective que l’on puisse donner à une « identité » (sous-entendu ici culturelle).
    Ce fait n’empêche pas de déclarer l’existence de ces identités même définies subjectivement.
    D’autre part, je ne pense pas que l’on puisse se déclarer d’une appartenance identitaire sans se déclarer de l’appartenance communautaire correspondante (avec l’exigence de solidarité qui va avec), ce que fait J.Sapir qu’en il parle de « peuple ».
    Maintenant, que l’identité individuelle se construise (entre autre) d’une intégration d’identités culturelles multiples, c’est enfoncer des portes ouvertes et j’aurais tendance à dire que l’on appartient au peuple dont on VIT la culture et l’institution politique, ce qui n’implique pas l’appartenance exclusive.
    Je ne sais s’il faut appeler cela assimilation plutôt qu’intégration ? Je ne vois pas bien la différence et je ne comprends pas l’opposition qui est mentionné en fin de texte.

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  • Le Rouméliote // 23.11.2018 à 18h08

    C’est le mot « identité » qui est un piège. Notre identité est marquée par la carte du même nom. À savoir que c’est une notion strictement personnelle et en aucun cas collective. Nous avons des sentiments d’appartenance qui sont à la fois des choix et des éléments imposés par le lieu et la période dans lesquels nous vivons et/ou avons grandi. Ainsi, ce pauvre Charles Quint a eu toutes les peines du monde à faire payer les espagnols pour financer ses campagnes en Allemagne et en Italie et, bien que ces deux derniers pays n’existaient pas encore, Allemands et Italiens divisés entre différentes autorités étatiques, se reconnaissaient pourtant comme tels face aux Espagnols ! et on est dans les années 1500-1550 !

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