Source : Independent, Robert Fisk, 12-12-2019
Dans un troisième clip exclusif de This Is Not A Movie, un film documentaire de Yung Chang sur le reportage à l’étranger de Robert Fisk, Robert décrit son arrivée sur les lieux d’un horrible massacre
Il n’y a pas si longtemps, j’ai repéré dans un journal américain un article qui faisait référence au « prétendu massacre de Sabra et Chatila ». Jusqu’à 1 700 civils, pour la plupart des Palestiniens, ont été massacrés dans les deux camps de réfugiés de Beyrouth en seulement trois jours en 1982.
Ils ont été tués par les alliés d’Israël, des phalangistes chrétiens libanais. Les Israéliens ont regardé – et n’ont rien fait. Même la commission d’enquête israélienne l’a admis. Avec deux collègues, je suis entré dans les camps avant que les meurtriers n’aient fini de commettre leurs crimes de guerre. Je me suis caché avec un journaliste américain dans l’arrière-cour d’une cabane, à côté d’une jeune femme récemment exécutée. J’ai grimpé sur des tas de cadavres. Ce soir-là, j’ai brûlé mes vêtements car ils sentaient la décomposition. Les photos et les films des morts ont été diffusés plus tard dans le monde entier.
Pourtant, plus de deux décennies plus tard, ce massacre n’a été que « supposé ». Et quand j’ai parlé à un collègue plus jeune il y a à peine un an, il ne connaissait pas l’emplacement de Sabra et Chatila, ni le nombre de tués – presque 400 de plus que ceux qui ont été assassinés dans la Tour Nord du World Trade Center le 11 septembre. Mais aucun dirigeant international ou mondial ne se rend à la fosse commune de Sabra et Chatila à l’occasion de l’anniversaire du massacre des Palestiniens.
Le plus grand ennemi de tous les journalistes – et de tous les hommes politiques – est la défaillance de la mémoire institutionnelle et historique. C’est une chose de prétendre qu’une guerre au Moyen-Orient est imminente parce que l’Iran menace l’Amérique ou l’Amérique menace l’Iran ou parce qu’Israël prévient que l’Iran fabrique des armes nucléaires. Mais si vous comptez toutes les menaces de guerre précédentes entre l’Iran et les États-Unis – sans parler des huit avertissements d’Israël sur 15 ans, chacun donnant des dates différentes pour l’« apocalypse » de la possession nucléaire de l’Iran – vous feriez bien de minimiser la menace de guerre.
Ces avertissements sont émis pour que nous puissions les claironner comme des clowns à la radio, à la télévision, dans les médias sociaux et dans les journaux – ce que nous faisons généralement de façon plutôt obéissante. Ils ne représentent aucune sorte de réalité. Ils sont émis parce que les pseudo bellicistes croient – à juste titre – que nous ne nous souvenons pas des chiffres identiques [aux chiffres annoncés à l’origine – NdT] et tout aussi frauduleux qu’ils ont émis il y a des années. Ou bien parce qu’ils sont convaincus (encore une fois, je le crains, à juste titre) que nous ne nous soucions guère de les « garder pour mémoire ».
Mais on devrait. Si nous voulons nous souvenir des morts de deux guerres mondiales en portant des coquelicots – un souvenir véritablement ressenti, par le biais toutefois de la fourniture d’accessoires de mode aux pop stars, aux présentateurs de télévision et aux politiciens – alors il n’y a aucune raison d’ignorer ou d’oublier l’histoire qui s’est déroulée après 1945. Ou l’histoire des Arabes. Ou les Israéliens – ou les Juifs qui ont lutté pour créer un État d’Israël.
C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai passé – en tout – des années de ma vie en tant que correspondant au Moyen-Orient à collecter les récits des survivants du génocide arménien de 1917 (tous, bien sûr, maintenant morts), du nettoyage ethnique délibéré et du meurtre de masse du million et demi d’Arméniens chrétiens par les Turcs ottomans. Ils ont été abattus dans des fosses communes, étouffés dans des grottes du désert syrien, les femmes ont été violées et mariées de force, les enfants ont été tués à la baïonnette ou avec des pieux ou jetés dans les rivières. La plupart des grands spécialistes de l’Holocauste juif conviennent que l’Holocauste arménien – les Israéliens eux-mêmes utilisent le même mot – était réel. Ce crime, le pire de tous ceux de la Première Guerre mondiale, a été dénoncé à l’époque et par la suite par les diplomates américains, par les missionnaires occidentaux, même par Winston Churchill.
Pourtant, le gouvernement turc refuse toujours aujourd’hui de reconnaître le génocide arménien comme tel. Tout comme, hélas, le gouvernement israélien. Tout comme le président Trump (tout comme Obama, George W. Bush et leurs prédécesseurs). De nombreuses nations européennes ont défendu la vérité sur cet événement historique épouvantable. Ainsi, malgré le déni lamentable d’Israël, de nombreux civils et juifs israéliens dans le monde entier ont été témoins de cet événement. En effet, les témoins allemands du massacre arménien – des diplomates et des soldats du Reich du Kaiser qui instruisaient l’armée turque – se sont retrouvés 25 ans plus tard en Biélorussie et en Ukraine, occupés à exterminer des dizaines de milliers de Juifs. Ils ont appris leur métier diabolique sur les champs de bataille du Moyen-Orient.
Un holocauste mène à un autre, voyez-vous. Et si vous en niez un, alors vous donnez du carburant aux racistes pour en nier un autre. Tournez le dos au génocide arménien et vous finirez par tourner le dos à la vérité sur le génocide juif et sur le plus grand massacre de l’histoire moderne, perpétré par les nazis. Il y a, étonnamment, des images des survivants arméniens affamés de 1917. Certaines des photographies les plus poignantes ont été prises par un officier militaire allemand qui était consterné par ce qu’il a vu en Turquie perpétré par les mains de ses alliés.
J’ai toujours pensé que les journalistes doivent aussi être des historiens – non seulement en répondant au vieux cliché selon lequel ils sont « les premiers témoins de l’histoire » – mais en racontant, avec toujours plus de détails, les histoires du passé, même lorsqu’il n’y a plus de survivants et que des nations puissantes nient la vérité sur les souffrances de l’Arménie, tout comme les négationnistes continuent de se moquer des Juifs pendant les années les plus tragiques de leur histoire.
Avant d’écrire, je me dis toujours, lis des livres. Réfléchis à ces événements terrifiants et écris à leur sujet – à partir de documents turcs nouvellement découverts et incriminants, d’enregistrements remplis de grésillements, même en visitant les gorges et les rivières de la Turquie actuelle où les Arméniens ont été tués – et attaque toujours ceux qui nient ces faits de l’histoire. Les reporters doivent enquêter sur le passé aussi bien que sur le présent.
Je dis toujours : nomme les méchants – et cela s’applique aux officiers de l’armée turque morts depuis longtemps qui ont tué les Arméniens tout comme cela s’applique aux officiers SS allemands qui ont gazé les Juifs. Et, oui, la même chose s’applique à tous les massacres du Moyen-Orient. Nomme les méchants encore vivants. Et n’aie pas peur de ceux qui prétendent que ce n’est pas objectif. Le meurtre de masse est un crime de guerre et nous, journalistes, nous opposons sûrement à de telles iniquités. En y repensant, c’est pour cela que j’ai fouillé les fosses communes des camps de Sabra et Chatila il y a 37 ans.
Le dernier épisode de la série This Is Not A Movie de Robert Fisk sortira le jeudi 19 décembre. Lisez le début de la série d’articles ici.
Source : Independent, Robert Fisk, 12-12-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation.
Commentaire recommandé
A l’epoque de Sabra et Chatila, les Israeliens avaient encore vaguement honte.
Aujourd’hui, cela serait revendiqué avec fierté.
Et nos médias trouveraient milles excuses et bonnes formules pour apporter leur soutien.
23 réactions et commentaires
Robert Fisk : un journaliste honnête, courageux, indispensable. Dans son livre « La grande guerre pour la civilisation » (La Découverte, 2005), il décrit en détail ses enquêtes sur ces massacres, notamment celui des Arméniens.
+16
AlerterOn peut lire avec profit le livre de Richard Millet, La Confession Négative où il raconte son année passée à Beyrouth avec les phalanges chrétiennes. Et en plus c’est bien écrit, dans une langue classique.
Comme disait le colonel Bramble, la guerre est une chose sérieuse parfois mêlée de réels dangers.
Je rajoute que c’est encore pire pour une guerre civile.
+0
AlerterQuel plaisir de voir citer le colonel Bramble!
Merci Araok
+2
AlerterOulala! Mai quel déchaînement d’antisémitisme ! C’est insupportable.
+12
AlerterLa réalité, d’ici et/ou là, est très souvent considéré comme partiale.
Surtout dès que il est question d’Israël.
Pour ce qui est de « l’antisémitisme », les juifs et les arabes sont des sémites.
Donc, pour ne pas être sectaire, l’antisémitisme concerne autant les Arabes que les Juifs.
Ce qui fait que, pour être précis et impartial, en ce qui concerne les Juifs, c’est de « l’anti hébraïque », ou « anti-Juifs ».
+3
AlerterEuh, où ça exactement ? Vois pas trop.
+5
AlerterC’était de l’ironie. Car ce genre d’article est justement du genre à provoquer une levée de boucliers chez nos amis les grand éditocrates et autres, amenant immédiatement une contre offensive sur l’armée la plus moderne du monde, la « seule » démocratie du Moyen-Orient et autres colifichets de la même espèce.
+10
AlerterAccuser la soldatesque israélienne laisser un massacre se commettre sous yeux et par leurs affidés, n’est-ce pas là une-forme-d-antisémitisme ?
+2
AlerterAccuser l’armée israélienne de laisser un massacre se commettre sous yeux et par leurs affidés, n’est-ce pas là une-forme-d-antisémitisme ?
+2
AlerterCommentaire :pourquoi ne parle t on jamais de la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan,qui a été aussi dramatique que celle de l’ex Yougoslavie (de 1988 à nos jours),Robert Fisk décrit le massacre le génocide arméniens mais ne fait aucune référence aux guerres récentes incluant l’aide de la Turquie aux azéris (pour info la frontière entre la Turquie est toujours fermée mais heureusement protégée par la Russie),comment un si petit état continue à survivre avec tant d’ennemis.
+5
AlerterHeureusement que la Russie est là pour défendre les Chrétiens, orthodoxes ou non, que ce soit en Arménie ou en Syrie.
+14
AlerterA l’epoque de Sabra et Chatila, les Israeliens avaient encore vaguement honte.
Aujourd’hui, cela serait revendiqué avec fierté.
Et nos médias trouveraient milles excuses et bonnes formules pour apporter leur soutien.
+30
AlerterIl suffit simplement de regarder les faits récents concernant Gaza…
Plus aucune honte, et on prétend que toutes les victimes étaient des « terroristes », même les nouveaux-nés.
Au fait, qui a commencé les actes terroristes au moyen-orient ?
Je vous le donne en mille.
Les palestiniens n’ont fait qu’utiliser les armes dont ils avaient été précédemment victimes.
Si Ben Gourion et ses « amis » n’avaient pas introduit ces pratiques en Palestine, il n’y aurait sans doute pas d’attentats-suicide de nos jours, les palestiniens et les wahhabites n’y auraient jamais pensé.
Oh pardon, le terrorisme musulman, c’est mal.
Et le terrorisme juif c’est bien.
J’emploie les termes « juif » et « musulman » pour qualifier des RELIGIONS.
Les « fidèles » ayant des origines ethniques très diverses.
Regardez simplement les chrétiens : Il y a des fidèles dans toutes les ethnies, jusqu’en Chine.
+3
AlerterRAPPEL :
Génocide des Arméniens : Dans les tueurs se trouvaient des Kurdes OTTOMANS ( les copains d’Isräel actuel).
Liban : alors que je me trouvais dans les rangs de la FMSB (1983) alors que l’on s’apprêtais à creuser des tranchées dans les approches de l’hyppodrome de Beyrouth , des vielles libanaises sont venues nous trouver en nous disant: » Ne creusez pas là les « juifs » ont creusés des tranchées pour y enfouir des cadavres ». Don nous avons arrêté.
Israel le pays du lait et du miel ; on devrait y ajouter Israel le Pays de la corruption et du mensonge.
+12
AlerterL Histoire des autres est écrite par un hémiplégique d un camp et contestée par Son opposé!
Que faire si il n y a que censure Ou propagande politique ou universitaire ! Si cela se passe entre concitoyens ? Qui revient sur les morts de MELOUZZA ou la rue d Isly , Charonne aura triomphé !? Qui revient sur la page 20 de la préface des Damnés de la terre rédigée de pleine puissance par « le cerveau d or « qui grâce au terme »EVENEMENTS « aura évité la cour martiale a l époque du guillotineur francisqué !
!! On sait donc « bien nommer un objet ..« .. quand on le veut , dans l Histoire d ICi !
+3
AlerterQui a lâché les lions en Algérie et a envoyé les troupes françaises massacrer une population qui ne souhaitait rien d’autre que ce que souhaitaient les français 1 ans plus tôt ?
Le ministre de l’intérieur de l’époque qui se nommait… François (1er) Mitterrand.
Et ensuite, après avoir promptement retourné sa veste suite à l’évolution inéluctable des mentalités, il est venu nous sermonner sur les « droits de l’homme » et toutes ces foutaises (dans la bouche d’un politicard) afin d’asseoir son pouvoir et sa mégalomanie.
Sans jamais émettre l’ombre d’un remord, sans faire son mea-culpa ni reconnaître qu’il avait initié des massacres de masse sans hésitation.
Là aussi, il y aurait du boulot à faire au « pays des droits de l’homme » (à géométrie variable).
Nettoyons donc devant notre propre porte, les écuries d’Augias n’étant qu’une « mise en bouche » avant de commencer les choses sérieuses.
+0
AlerterIl y a eu à Sabra et Chatila un épouvantable massacre.Il est toutefois surprenant qu’on ne parle jamais des massacres commis contre les chrétiens,au hasard à Damour ou dans la Békaa.Mais où avais la tête? ces massacrés là ne sont pas « politiquement corrects ». On ne va quand même pas s’embarrser des quelque milliers de morts chrétiens qui contredisent le dogme du massacre univoque,n’est ce pas?
+10
AlerterBonjour christian. Malheureusement, tu ne nous en parles pas plus toi-même dans la mesure où aucune explication ni aucun lien n’accompagne ton propos.
+4
AlerterHum… christian gedeon connaît personnellement le Liban. Ce n’est pas mon cas, mais je me rappelle néanmoins les massacres de Chrétiens dans le Chouf en septembre 1983.
+5
AlerterJe ne discute pas la réalité de ces massacres. Je regrette qu’il ne nous en dise pas plus.
+2
AlerterSi vous visitez le musée militaire d’Istanbul, vous serez estomaqué de voir qu’on y accuse unilatéralement les Arméniens d’avoir massacré des Turcs! (Il y a eu bien sûr des répliques mais sans commune mesure avec le génocide.)
+4
AlerterTous les massacres de civils sont épouvantables, ceux dont il est question dans l’article ainsi que ceux qui les avaient précédés et qui étaient civils des libanais massacrés par des milices notamment palestiniennes, il me semble que c’était en 1976 https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Damour.
A vouloir se trouver, y compris par la force une terre de substitution, l’OLP engendra de terribles réactions contre ses propres populations civiles dont la plus connue eu lieu en Jordanie.
Cela a fortement contribué à refuser de les intégrer en accordant la citoyenneté du lieu de résidence.
Mais ce n’était qu’une parenthèse, l’intervention militaire des occidentaux dans la région et notamment USA/France et aussi Israël entraina la mort de millions de civils (il faut y inclure le conflit Iran/Irak/Libye/Syrie).
+6
Alerter« Nomme les méchants encore vivants. Et n’aie pas peur de ceux qui prétendent que ce n’est pas objectif. »
La liste serait trop longue. Je me contenterai juste de citer le premier: USA
+8
AlerterLes commentaires sont fermés.