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8.février.20228.2.2022 // Les Crises

Salvador : 30 ans après la sanglante guerre civile, la démocratie est à nouveau menacée

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Cela fait 30 ans que la guerre civile au Salvador, qui a fait plus de 75 000 morts, a pris fin. Nidia Díaz, une guérillera de gauche qui a été torturée par les forces de l’État pendant le conflit, nous parle de la guerre et nous explique comment les acquis démocratiques de cette lutte sont mis à mal.

Source : Jacobin Mag, Hilary Goodfriend, Nidia Diaz
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Combattants de la guérilla au Salvador pendant la guerre civile du pays, 1983. (Scott Wallace / Getty Images)

Le 16 janvier 2022 a marqué le trentième anniversaire de la signature des accords de paix qui ont mis un terme négocié à la guerre civile au Salvador. Le conflit de douze ans entre la dictature militaire de droite, soutenue par les États-Unis, et la guérilla de gauche a causé la mort de 75 000 personnes, la disparitions de 8 000 autres et le déplacement de centaines de milliers d’autres. En 1993, le rapport de la Commission de la vérité des Nations unies [La Commission de vérité pour le Salvador était une commission de vérité de justice réparatrice approuvée par les Nations Unies pour enquêter sur les fautes graves qui se sont produites tout au long des douze années de guerre civile dans le pays, NdT] a attribué au moins 85 % de cette violence aux forces de sécurité de l’État et aux paramilitaires qui leur étaient liés.

Les accords de paix n’ont pas modifié le système inégalitaire et de dépendance des structures de production au Salvador, mais ils ont néanmoins permis d’ouvrir une nouvelle arène de lutte politique pacifique. La paix a permis l’instauration d’une démilitarisation de l’État salvadorien, établissant les bases constitutionnelles pour des institutions démocratiques libérales. Cela a conduit à la démobilisation du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), le front de gauche sous lequel opérait la guérilla, et sa transformation en un parti politique légal qui, près de vingt ans plus tard, a gouverné le pays pendant deux mandats (2009-2019).

Aujourd’hui, ces acquis démocratiques sont remis en cause. Le populiste autoritaire Nayib Bukele est devenu le premier président de l’après-guerre à ne pas commémorer la signature des accords de paix, qu’il a qualifiés de « farce ». Au lieu de cela, il présente tant la guerre que les accords de paix comme une conspiration entre deux factions d’élite également corrompues. Au cours de ses deux ans et demi au pouvoir, Bukele a consacré l’action de son gouvernement à la remilitarisation de l’État, à la dissolution de la séparation des pouvoirs et à la criminalisation de son opposition, ressuscitant ainsi les spectres de la dictature.

Le 16 janvier 1992, Nidia Díaz faisait partie des dix représentants du FMLN qui négociaient et signaient les accords de paix au château de Chapultepec, à Mexico. Díaz, nom de guerre adopté définitivement par María Marta Valladares, représentait le Parti révolutionnaire des travailleurs d’Amérique centrale, l’une des cinq organisations politico-militaires qui constituaient le FMLN. Elle était alors bien connue pour I Was Never Alone, le compte rendu de sa capture, de sa détention et de sa torture par l’État.

Díaz devait ensuite, en 1999, devenir la candidate à la vice-présidence du pays pour le FMLN. Elle a été représentante du FMLN au Parlement d’Amérique centrale et à l’Assemblée législative salvadorienne, où elle a dirigé le groupe législatif du FMLN de 2018 à 2021.

Dans cet entretien avec Hilary Goodfriend, collaboratrice de Jacobin, Díaz revient sur la guerre et le processus de négociation, les réalisations et les limites des accords, et à leurs actuels reculs.

HG : Pour aborder le processus de paix, nous devrions probablement commencer par la guerre. Pourquoi, à ce moment historique-là, les gens ont-ils pris les armes au Salvador ?

ND : Pourquoi les Salvadoriens se sont-ils affrontés, en tant qu’enfants de la même nation ? Les causes ont une origine structurelle, accumulée au cours de deux siècles – pour donner un point de départ, en particulier depuis l’année 1932, une étape historique qui a culminé dans une insurrection populaire qui a été étouffée par la dictature qui a régné pendant soixante ans. Cette insurrection a échoué, mais parce qu’elle a été écrasée militairement dans un massacre de plus de trente-deux mille paysans indigènes.

C’était une période d’errance ; il n’y avait pas de travail. Il y avait une dépression mondiale qui a eu un impact national. Il y avait de l’exclusion et de la marginalisation. La richesse était concentrée dans les terres, entre les mains de quelques uns. L’oligarchie cherchait à maintenir son pouvoir.

Dix ans ont passé. Une grève en 1944, la grève des brazos caídos, a fait tomber le dictateur, mais les formes dictatoriales de domination sont restées. Il y a eu des efforts pour légaliser la gauche dans les années 1960, mais ils ont échoué.

Le contexte international a également joué un rôle : la révolution cubaine, les processus de lutte armée en Colombie, etc. La gauche a commencé à repenser son chemin vers le pouvoir. Il ne s’agissait plus seulement d’une participation légale aux élections. À la place, elle pouvait aussi emprunter la voie de la lutte armée. Il y a eu un grand débat au sein du parti communiste, qui avait mené d’immenses luttes, tant en toute légalité que de façon souterraine. Tout le débat portait sur la construction d’un parti, la révolution, et les stratégie et tactique de lutte.

Quand on est arrivé en 1975, les cinq organisations qui allaient former le FMLN cinq ans plus tard avaient été créées. Toute cette lutte était souterraine – c’était une guérilla. Mais elle était davantage axée sur le renforcement du développement de la lutte sociale et de l’organisation populaire, car nous ne voulions vraiment pas d’une guerre – nous voulions une lutte sociale et politique. Nous avons combiné les formes de lutte.

L’épuisement de la lutte politique est démontré par les fraudes électorales de 1972 et 1977. Les massacres ont commencé. Les gens se sont rassemblés autour de l’Union nationale d’opposition, une alliance entre les sociaux-démocrates, les chrétiens-démocrates et la branche légale du parti communiste – c’est la forme qu’a pris la gauche. Les secteurs au pouvoir se sont efforcés d’arrêter cette avancée populaire ; ils ont alors formé les escadrons de la mort.

En 1977, ils ont perpétré un grand massacre pour imposer un autre dictateur qui avait très largement perdu les élections, le général Humberto Romero. Ensuite, ils ont instauré un couvre-feu, la loi martiale. Tout le monde a condamné ce massacre, même Monseigneur Óscar Romero, qui venait d’être nommé archevêque de San Salvador et que tout le monde pensait conservateur. Quelques jours plus tard, ils ont tué le père Rutilio Grande – qui est aujourd’hui sur le point d’être béatifié.

À cette époque là, le président Jimmy Carter gouvernait aux États-Unis. Carter a suspendu l’aide au Salvador en 1979 en raison de violations des droits humains. Le 15 octobre, a eu lieu le dernier coup d’État militaire au Salvador, il s’agissait de renverser le dictateur. Une junte révolutionnaire politico-militaire a été proposée, et de nombreux gauchistes sont entrés au gouvernement. Mais à la fin du mois de décembre, la gauche a commencé à démissionner de la junte. Les militaires habituels ont commencé à revenir.

La deuxième junte s’est alors engagée dans un génocide. Cette année-là [1980], le Comité révolutionnaire de coordination des masses (CRM) a été fondé, et, le 22 janvier, il a été réprimé, il y a eu un massacre. Quelques jours plus tard, le leader de la Jeunesse démocratique chrétienne a été assassiné. Le 24 mars, ils ont tué Saint Óscar Romero, qui était devenu non seulement la « voix des sans-voix » mais aussi un facilitateur de paix, pour sa capacité à dialoguer avec divers secteurs et parce qu’il cherchait une résolution politique à la grande confrontation qui s’annonçait.

Le 18 avril, le Front démocratique révolutionnaire (FDR) est fondé, il s’agissait d’une alliance entre les sociaux-démocrates, les chrétiens-démocrates, la branche politique du Parti communiste, le CRM – une grande alliance, un large front contre la dictature. Au même moment, le processus d’unification du FMLN était en cours. Le dialogue s’est intensifié entre les cinq organisations, qui se disputaient le leadership du processus. Elles étaient convaincues qu’aucun groupe n’arriverait à s’imposer seul. Il fallait créer une unité entre les différentes forces révolutionnaires.

Le 10 octobre, le Front Farabundo Martí est fondé. Il s’est immédiatement allié au FDR, qui a proposé un programme de gouvernement révolutionnaire et créé une commission diplomatique chargée de rechercher une solution politique au conflit.

Malheureusement, Ronald Reagan a remporté les élections aux États-Unis et il a immédiatement rétabli l’aide militaire [au gouvernement salvadorien de droite]. L’oligarchie a ensuite assassiné les dirigeants du FDR. Le climat de confrontation s’est accru.

Cela nous a amenés à entreprendre un vaste effort insurrectionnel le 10 janvier 1981. Bien qu’il y ait eu un débat sur la question de savoir s’il s’agirait d’une guerre populaire de longue durée, nous étions avant tout des guerriers sociaux, convaincus que tout cela serait bientôt terminé. Mais nous avions tort, parce que l’empire s’est impliqué directement afin de ne pas connaître une répétition ce qui s’était passé au Vietnam. Comme ils considéraient la région de l’Amérique centrale comme leur pré carré, ils y sont allés à fond.

Le premier projet de contre-insurrection consistait à écraser totalement l’insurrection. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit : nous avons reculé, nous nous sommes organisés, nous avons résisté et nous avons commencé à avancer. Ainsi, alors que beaucoup de gens pensaient que le FMLN n’avait plus la capacité de faire quoi que ce soit, le mouvement a resurgi grâce à certaines actions.

C’est la communauté internationale qui, en août 1981, avec la Déclaration franco-mexicaine, a reconnu le FMLN comme une force représentative de la lutte du peuple et a légitimé les causes qui avaient provoqué la guerre civile : l’exclusion politique, la marginalisation socio-économique, les inégalités et l’intervention nord-américaine. Quatre projets anti-insurrectionnels différents montés par les États Unis ont échoué, bien que l’aide quotidienne fournie se soit élevée à 2 millions de dollars au moment de la fin de la guerre.

HG : Comment se fait-il qu’après avoir envisagé une prise de pouvoir militaire, le conflit se soit terminé par une solution négociée ?

ND : Tout dépendait de l’équilibre des forces. En réduisant à néant quatre stratégies de contre-insurrection, nous avions un programme révolutionnaire à mettre en place : le gouvernement révolutionnaire démocratique. En 1984, nous sommes passés à un « gouvernement provisoire à large participation ». En 1989, nous n’avons plus attendu d’être au pouvoir pour organiser des élections libres ; nous avons fait une proposition pour participer aux élections, et cela, en plein milieu de la guerre. Mais la guerre a continué, et le facteur qui l’a prolongée a été l’intervention nord-américaine. S’ils avaient mis fin à leur aide et n’avaient pas porté secours à cette armée, nous les aurions vaincus militairement, parce que, en 1983, nous avons balayé les positions des défenses civiles, qui étaient des groupes paramilitaires. Donc oui, nous avions des espoirs, mais la réalité était bien différente.

Beaucoup de gens disent, « Pourquoi avez-vous négocié au lieu de prendre le pouvoir ? » Eh bien, plus la guerre se prolongeait, moins les gens en voulaient. La guerre est un état d’exception qui détruit la vie humaine. Elle a un coût social élevé. Nous nous sommes retrouvés avec quatre-vingt mille morts, huit mille disparus, beaucoup d’exilés. Des familles ont été déchirées, nous avions beaucoup de prisonniers politiques. Nous avons donc tiré avantage de l’équilibre des forces dans lequel nous nous trouvions, nous étions alors deux parties de force égale, afin de négocier une solution politique.

Mais je tiens à dire ceci : si nous n’avions pas poursuivi la lutte armée jusqu’au dernier jour, nous n’aurions pas obligé l’oligarchie et l’armée à se réformer, à céder. Parce que la moindre virgule a été décidée par des balles. Et c’est pour cette raison que le prix du sang de cette lutte de libération nationale a été extrêmement élevé. Cela n’a jamais été une farce, pour personne. C’était entre l’État salvadorien et les forces qui représentaient un peuple.

Nidia Díaz, jeune guérillera. (Avec l’aimable autorisation de l’autrice)

Après la déclaration franco-mexicaine, nous avons envoyé une lettre à l’Assemblée générale des Nations unies, elle a été lue par Daniel Ortega, président du Nicaragua, nous y proposions d’ouvrir des pourparlers [le 4 octobre 1981]. Mais la première rencontre n’a pas eu lieu avant 1984. Le projet contre-insurrectionnel était en crise ; les États-Unis réévaluaient leur aide, qui s’élevait alors à un peu plus d’un million de dollars par jour. Ils s’étaient chargés de l’entraînement de tous les bataillons et avaient légalisé de manière immorale la présence de cinquante-cinq conseillers militaires permanents dans le pays, même si en réalité ils étaient plutôt trois cents – l’un d’entre eux était l’Américain qui a participé à ma capture : Félix Rodríguez, Cubain américain. Dans ce contexte, [le président José Napoleón] Duarte a proposé de discuter.

Le 15 octobre 1984, la première rencontre a eu lieu à La Palma, avec la médiation de l’Église catholique et de l’ensemble du corps diplomatique. Duarte a proposé que nous déposions les armes et adhérions à la nouvelle constitution de 1983. Nous avons dit non – parce que j’étais aussi à cette première rencontre – nous n’étions pas allés discuter de nos armes, nous étions allés discuter des causes de la guerre, et nous ne pouvions pas adhérer à cette constitution parce qu’elle donnait le pouvoir suprême aux militaires et ne reconnaissait pas les droits et les libertés fondamentales. La réunion s’est terminée là. Le mois suivant, une autre rencontre a eu lieu à Ayagualo ; le FMLN a proposé une réforme constitutionnelle pour démilitariser le pays, et Duarte l’a rejetée en dix minutes. Les pourparlers se sont interrompus.

Trois ans plus tard, il y a eu une autre rencontre : Esquipulas II. Ils voulaient qu’on dépose nos armes pour pouvoir discuter. Nous n’avons pas accepté. Finalement, ils ont cédé, et Duarte a accepté de dialoguer tandis que nous resterions armés. C’est alors que ces pourparlers étaient en cours que le président de la Commission des droits humains du Salvador a été tué. Le FMLN a rompu les discussions, disant qu’il nous était impossible de dialoguer alors qu’ils tuaient des gens. Les trois séances de pourparlers avec Duarte se sont arrêtées là.

Le dialogue a repris en 1989, avec [le président Alfredo] Cristiani. Les premiers entretiens ont eu lieu sans aucun médiateur – juste les deux délégations en face à face. Nous avons alors convenu de nous rencontrer de nouveau en octobre au Costa Rica. Là, l’Église catholique était de retour, avec des observateurs de l’ONU et de l’Organisation des États américains, mais l’armée refusait de s’asseoir à la table. Depuis la première participation de Cristiani en septembre 1989 jusqu’à la signature des accords de paix, le général [Mauricio] Vargas était présent, mais il s’asseyait à l’arrière de la salle. Il refusait de s’asseoir à la même table que les insurgés.

Au niveau mondial, nous avons subi une forte pression de la part des sociaux-démocrates pour signer les accords sans aucune contrepartie, parce que le mur de Berlin était tombé, que tout était perdu dans le monde socialiste, etc. Ils pensaient que notre problème était un conflit Est-Ouest, mais nous avions des problèmes structurels différents, et nous avons dit non, mais que nous acceptions de nous rendre à une autre réunion. L’oligarchie et la droite ont dit que pour ouvrir des pourparlers, un cessez-le-feu était impératif. Nous avons de nouveau refusé, mais étions d’accord pour nous rendre à une autre réunion.

Nous en avions programmé une pour novembre, mais le 30 octobre, ils ont posé une bombe à la Fédération syndicale nationale des travailleurs salvadoriens [tuant neuf organisateurs syndicaux, dont la dirigeante Febe Elizabeth Velásquez]. Nous avons rompu les pourparlers et préparé une offensive pour changer l’équilibre des forces. À ce moment-là, nous voulions concentrer tous nos efforts afin de changer le cours de l’histoire. Et donc, le 11 novembre 1989, nous avons lancé une vaste offensive intitulée « Febe Elizabeth Lives. Hasta el tope y punto » (Febe Elizabeth est vivante. Direction le sommet, point final). Ils ont répondu par la répression, en choisissant de bombarder les faubourgs de la ville ; ils ont tué les jésuites, ils ont tué beaucoup de gens.

Quatre mois plus tard, l’équilibre était rétabli et la possibilité de véritables négociations s’ouvrait, avec désormais l’intervention des Nations unies comme tierce partie. Nous avons négocié du 4 avril 1990 à janvier 1992, soit pratiquement deux ans.

HG : Pouvez-vous commenter le contenu des accords, leur portée et leurs limites ?

ND : Pour commencer, un format de négociation a été établi, garantissant des conditions d’égalité entre les parties, avec quatre objectifs : mettre fin au conflit armé par le biais d’accords politiques qui traitent les causes ayant déclenché la guerre civile ; que ces accords favorisent la démocratisation du pays ; qu’ils incluent le plein respect des droits humains ; et sur cette base, parvenir à la coexistence démocratique et à la réunification de la société.

C’est en partant de cela qu’un programme en dix points a été établi : démilitarisation du pays, respect des droits humains, réforme du système judiciaire, réforme du système électoral, réformes constitutionnelles, prise en compte des problèmes socio-économiques – tout cela couvrant toute la société dans son ensemble, je veux dire ces six accords. Les autres concernaient le cessez-le-feu, le processus de démobilisation du FMLN, le processus de réduction de l’armée et la conversion du FMLN en parti politique. Également prévus, il y avait la vérification et l’observation des élections, ainsi que le calendrier et la planification.

Le FMLN a accepté que pour chaque tranche de 20 % des accords politiques réalisés, il y ait une démobilisation de 20 % des forces de la guérilla, qui seraient alors intégrées dans des activités économiques ou politiques, ou encore dans la police nationale civile. Nos négociations ont eu lieu en temps de guerre et non en temps de paix. Pour chacun des accords, nous nous sommes assurés de sa base constitutionnelle, du moins en ce qui concerne les éléments politiques. Nous n’avons pas réussi à obtenir l’équilibre des forces qui aurait été nécessaire pour procéder à des réformes constitutionnelles dans le domaine de l’économie.

Ce que nous étions en train de faire, c’était de nous consacrer à une réforme contre-insurrectionnelle de ce qui constitue un État bourgeois. Nous n’étions pas en train de rédiger une nouvelle constitution. Mais tous ces accords allaient dans le sens d’un État social, constitutionnel, démocratique. Dans la constitution on trouvait déjà des droits importants acquis dans les années 50. En effet, dans l’ordre socio-économique, il était établi que la propriété privée serait respectée dans la mesure où elle avait une fonction sociale. Quatre formes différentes de propriété étaient reconnues.

Parmi les points économiques que nous avions voulu inclure il y avait la réduction de la propriété privée qui passerait de 254 hectares à 100 hectares ; établir que le droit à la nourriture et le droit à l’eau étaient des droits humains à considérer comme des biens publics ; le droit de grève pour les travailleurs du secteur public ; la liberté de se syndiquer pour les paysans. Mais nous avons perdu sur ces points. Nous avons certes conclu un accord, visant à amorcer la démocratisation de l’économie, cela étant lié à la création d’un forum socio-économique permettant de discuter de questions comme les salaires, les retraites, la légalisation des titres fonciers urbains ; les terres publiques devaient être données aux paysans, et tous les combattants et les personnes qui vivaient dans des zones de conflit obtiendraient des terres et des financements.

Deux membres de la guerilla non identifiés posent avec une bannière à Santa Anita, El Salvador, le 23 février 1981. (Robert Nickelsberg / Getty Images)

L’oligarchie et les militaires se sont opposés aux réformes. Après la signature des accords, il y a eu deux transitions : la transition démocratique des accords de paix, qui comprenait le respect de la participation, des libertés, des élections transparentes – le projet ou le programme le plus hégémonique au sein du peuple l’emporterait, quel qu’il soit, mais plus de fraude, et plus jamais de militarisation des centres de vote – le renforcement des institutions, la séparation des pouvoirs, le système des freins et contrepoids, etc. Et la seconde étape : la transition économique néolibérale, qui a rendu les pauvres plus pauvres et les riches plus riches.

Lorsque le FMLN a remporté les élections dix-huit ans plus tard, nous avons découvert que l’économie connaissait une récession de 3,6 %. Le pays connaissait de grandes inégalités, il vivait des envois de fonds des émigrés ; nous ne cultivions plus les céréales de base, nous importions tout. C’était un pays violent, car l’une des lacunes des accords de paix avait été de ne pas être entrés dans la pratique d’une culture de la paix. Ce qui est arrivé, c’est une culture de la violence. En ne respectant pas les recommandations de la Commission de la vérité, on a laissé perdurer l’impunité, la branche judiciaire n’a pas été suffisamment assainie, et le commerce de la drogue a fait son entrée, ainsi que les ventes d’armes. Les gangs sont arrivés des États-Unis.

C’est tout cela que nous avons trouvé quand nous sommes arrivés dans l’exécutif – ce qui n’est pas la même chose que de prendre le pouvoir.

HG : Le gouvernement de Nayib Bukele rejette les accords de paix. Il est connu pour son pouvoir autoritaire, mais aussi pour ses taux de satisfaction élevés. Selon vous, comment pourrait-on comparer la situation actuelle avec la période autoritaire qui a précédé le conflit ? Quelles sont les similitudes et quelles sont les différences que vous mettriez en évidence ?

ND : Tout d’abord, la principale différence réside dans le système socio-économique, en ce sens que l’oligarchie ne fonde plus sa richesse sur la terre, mais plutôt sur la spéculation financière et un peu sur le commerce. Mais elle reste une oligarchie. De même, le niveau élevé des transferts de fonds venant des émigrés soutient désormais l’économie de consommation. Mais en ce qui concerne la forme du régime de domination, il est vrai que les militaires ne sont plus au pouvoir, mais ce dernier a cependant une forme autoritaire lorsqu’un groupe économique contrôle le pouvoir politique – un groupe qui est installé, et un autre qui est émergeant.

Nous sommes confrontés à une situation de violation flagrante de la constitutionnalité et de la loi.

Comment comparer cette situation avec le passé ? Quelles ont été les causes de l’exclusion politique ? La centralisation du pouvoir. Ils contrôlaient le législatif, l’exécutif, le judiciaire, etc., et leurs intérêts prévalaient, sans se soucier du respect des droits, des libertés, de la constitutionnalité. Il n’y avait pas de séparation des pouvoirs, pas d’équilibre des pouvoirs, pas de système de libertés et de droits civils et politiques. Avant, par exemple, quiconque formulait une critique était éliminé, tué. Même être en possession d’un timbre à l’effigie de Saint Romero était un crime. Toutes les formes de lutte sociale pacifique étaient criminalisées. Le climat de persécution était réel.

Si l’on compare avec aujourd’hui, le régime a tenté de contrôler la pensée des gens. Quiconque s’oppose ou critique est désormais considéré comme un ennemi – pas comme un adversaire politique, mais comme quelqu’un à détruire. Dans les accords de paix, la détention de prisonniers politiques est interdite. Alors il utilise la force de la loi, la guerre judiciaire ; il utilise le pouvoir judiciaire pour fabriquer de toutes pièces des accusations contre des politiciens, même si elles sont injustifiées ou non définies dans le code pénal. Il a usurpé le pouvoir judiciaire, alors que les accords de paix garantissaient l’indépendance de celui-ci.

Ce qui s’est passé le 1er mai 2021 [lorsque Bukele a pris le contrôle de la Cour suprême et des autres responsables judiciaires de haut niveau] est une violation flagrante des accords de paix, une rupture. Là, ils viennent de révoquer un juge pour ne pas avoir accepté de siéger pour une parodie de procès, ou ils ont révoqué le juge qui supervisait le procès d’El Mozote. Et puis, il y a ce qui s’est passé le 9 février 2020, lorsque le président a voulu forcer les législateurs à voter. Utiliser l’armée comme il l’a fait et comme il le fait, alors qu’elle ne devrait plus avoir ce rôle, c’est grave. Il rompt également avec les accords de paix lorsqu’il veut doubler la taille de l’armée, alors qu’il a été convenu qu’une armée en temps de paix devait être en diminution d’effectif et non en augmentation, et qu’elle ne devait pas exercer de fonctions de sécurité publique.

Il se fiche de violer la constitution et ces réformes. Plus tard, il se justifie en disant qu’il n’y croit pas, que c’était un pacte corrompu, qu’il n’a servi qu’à les enrichir. Il essaie de justifier ses propres vols. Par exemple, il a changé les fonctions de l’Institut d’accès à l’information publique, il a vidé le Tribunal d’éthique gouvernementale. En fin de compte, il essaie d’obtenir des ressources pour faciliter la capitalisation pour son groupe au pouvoir.

Toutes ces lois qui encadrent les nouvelles institutions et qui sont issues des accords de paix ont été élaborées au sein de la COPAZ, la Commission nationale pour la paix. Ce n’était pas un caprice. Au sein de la COPAZ, il y avait le FMLN et le gouvernement en tant que parties, et, en tant qu’observateurs, on avait l’Église catholique et l’ONU, ainsi que les partis qui siégeaient à l’assemblée législative à ce moment-là. Toutes les lois – la loi sur la police nationale civile, l’armée, le tribunal électoral suprême, le médiateur des droits humains, etc. – étaient élaborées au sein de la COPAZ et envoyées au Congrès. Il y avait un processus de débat. Maintenant, Bukele arrive et dit : « Je ne suis pas d’accord avec ces responsabilités et ces pouvoirs », et il essaie d’annuler les lois et la constitution. Il démantèle le processus démocratique qui a permis sa propre élection.

Nous voyons la persécution de l’église aujourd’hui, celle des journalistes. Il veut mettre hors la loi les vrais partis d’opposition, le FMLN comme la gauche dans ce pays, mais aussi le parti dont l’oligarchie s’est servie jusqu’à présent. Aujourd’hui, la nouvelle droite se reconfigure dans le parti Nouvelles idées [de Bukele]. Sa réélection [proposée] est une façon de fouler au pied la constitution qui, d’une manière ou d’une autre, a permis au système de fonctionner. « Quel système ? », me demanderez-vous peut-être. Le système capitaliste, c’est vrai. Mais c’est ça qui permet de lutter pour le moment.

Le problème fondamental est de savoir dans quel but vous voulez le pouvoir. Et dans quel but Bukele le veut-il ? Nous sommes face à une situation de violation flagrante de la constitutionnalité et de la loi, non pas dans le but de mettre en place une démocratie plus révolutionnaire, plus transparente, plus participative, plus juste, mais pour que ces gens là puissent s’enrichir, pour qu’ils aient plus de pouvoir sur la population.

Le FMLN a toujours lutté pour obtenir une démocratie plus transparente, plus participative. Nous sommes en faveur de l’application du référendum, par exemple, non pas pour centraliser le pouvoir, mais bien pour démocratiser réellement le pays. Ce que [le gouvernement de Bukele] a présenté dans son projet de réforme constitutionnelle, c’est une plus grande centralisation du pouvoir au service des intérêts économiques.

HG : Certains observateurs tentent de de qualifier Bukele d’acteur contre-hégémonique, notamment depuis qu’il a adopté un discours apparemment anti-impérialiste dans ses différends avec l’administration Biden. Comment caractériseriez-vous cela ?

ND : Bukele est dans une contradiction subsidiaire avec la puissance hégémonique. Trump a toléré le fait que Bukele ne se conforme pas à deux des conditions requises par l’Alliance pour la prospérité dans le Triangle Nord. Concernant les cinq points du plan – prospérité, sécurité, migration, transparence et constitutionnalité – il n’a pas satisfait à deux d’entre elles, mais Trump s’en fichait. Maintenant, face aux exigences de ceux qui veulent qu’il rende des comptes, qu’il arrête de violer en permanence ses institutions, il dit : « Ils veulent me dire ce que je dois faire. »

Et c’est là qu’est la contradiction, mais elle a une limite. Les États-Unis n’imposeront jamais au Salvador un blocus comme ils le font à Cuba, mais ils sont quand même attentifs en raison de la pression que subit l’administration de la part des secteurs plus progressistes. Biden a un électorat à satisfaire, tout comme Trump. Mais je n’ai jamais vu de contradiction majeure ou essentielle entre les États-Unis et Bukele.

Au début, Bukele s’est présenté comme un homme de gauche. Mais qu’avons-nous vu en ce qui concerne sa politique étrangère ? Il a rompu les relations avec la République sahraouie, et il n’a pas autorisé l’ouverture d’une ambassade palestinienne ; il a rompu les relations avec le Venezuela, il a supprimé les programmes sociaux cubains. Il a traité l’ambassadeur que Trump a envoyé au Salvador comme un copain. C’est un conservateur. Avant de prendre ses fonctions, quand il s’est rendu en Israël, au pied du mur, lui – fils de Palestiniens – se tenait du côté de Jérusalem et non du côté de Bethléem.

Toute la délégitimation et le rejet de la lutte du peuple, en disant que c’est une farce, et le rejet des réformes constitutionnelles et des institutions créées par les accords de paix et les lois qui les soutiennent, servent à justifier son vol de l’État, et son régime autoritaire et messianique. Il dit qu’il est envoyé par Dieu, qu’il est l’homme le plus cool du monde, etc., mais en fin de compte, il ne travaille pas pour plus de démocratie, de justice sociale ou de droits. Il ne veut pas être interrogé, et les institutions conçues pour poser des questions ou enquêter, comme le médiateur des droits humains, la Cour des comptes ou le médiateur général, ont été neutralisées, car si elles disent quelque chose, elles sont éliminées.

Il veut semer la peur, pour que les gens ne résistent pas. C’est une forme de neutralisation de la gauche, de neutralisation d’une lutte. Mais nous vivons un moment où les gens commencent aussi à s’interroger. Les gens vont sortir dans la rue pour défendre les accords de paix. Ils sortiront et s’exprimeront, comme ils l’ont fait le 7 septembre, lorsque la loi Bitcoin est entrée en vigueur, le 15 septembre, le 17 octobre, le 12 décembre et maintenant le 16 janvier. D’autres secteurs démocratiques se joignent à eux. Bukele a une incroyable capacité à manipuler, à communiquer avec le peuple. Mais beaucoup de gens commencent à comprendre. Les gens sont fatigués.

Nous devons défendre l’histoire, la mémoire historique. Aujourd’hui, il détruit des monuments. Il ne reconnaît pas la lutte de libération, ni les accords entre l’État et le FMLN en tant que force représentative reconnue par la communauté internationale. Il ne respecte pas la mémoire de nos héros et héroïnes. Il les considère comme des criminels, vivants ou morts. Si le peuple n’a pas de mémoire historique, à cause de l’absence d’un véritable programme de mémoire historique et parce que le FMLN n’a pas pu créer une culture hégémonique parmi le peuple, alors c’est cela qui explique la situation que nous avons aujourd’hui.

Concernant l’autrice

Nidia Díaz est avocate, femme politique et signataire des accords de paix de Chapultepec en tant que représentante du Front de libération nationale Farabundo Martí.

À propos de la journaliste

Hilary Goodfriend est doctorante en études latino-américaines à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM). Elle collabore à la rédaction de Jacobin et de Jacobin América Latina.

Source : Jacobin Mag, Hilary Goodfriend, Nidia Diaz – 16/01/2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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4 réactions et commentaires

  • john // 08.02.2022 à 10h45

    Etonnant tous ces hommes qui se proclament de « gauche » et qui une fois élu se révèlent avoir des convictions opposées. On peut raisonnablement faire davantage confiance aux convictions de « droite », rare sont les élus de ce bord politique qui oeuvrent pour l’intérêt général.

      +3

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    • Ellilou // 08.02.2022 à 19h49

      Des exemples, des chiffres, des études robustes et étayées? Parce que c’est bien gentil de baver sur « la gauche » et les vilains « hommes de gauche » qui n’ont qu’une hâte, trahir et renier. Merci par avance, j’ai hâte de vous lire.

        +1

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      • iMike // 09.02.2022 à 17h34

        Le P.S. par exemple et ce depuis 1983…

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  • Vain(s) espoir(s) // 08.02.2022 à 13h42

    L’Amérique des colons se résume en deux choses :

    1 ° : Dans toute son histoire elle va de fiasco calamiteux en fiasco calamiteux.

    2° : Dans toute son histoire elle a dépensé des milliards et des
    milliards de dollars pour pourrir le reste du monde au lieu de servir son non-propre pays cauchemardesque non-démocratie.

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