L’administration Biden pense pouvoir préserver la primauté technologique de l’Amérique en empêchant la Chine d’accéder aux puces informatiques de pointe. Ce plan [appelé bouclier de silicium par un journaliste, NdT] pourrait-il se retourner contre elle ?
Source : The New York Times,
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
En octobre dernier, le Bureau de l’industrie et de la sécurité des États-Unis (BIS) a publié un document qui, avec ses 139 pages de jargon bureaucratique dense et de détails techniques minutieux, constituait une déclaration de guerre économique contre la Chine. La portée de ce texte est d’autant plus spectaculaire que sa source est relativement obscure. Le BIS est l’un des 13 bureaux du ministère du Commerce, le plus petit ministère fédéral en termes de financement. Le BIS est minuscule : son budget pour 2022 s’élevait à un peu plus de 140 millions de dollars, soit environ un huitième du coût d’une batterie de missiles de défense aérienne Patriot. Le bureau emploie environ 350 agents et fonctionnaires, qui surveillent collectivement des transactions d’une valeur de plusieurs milliers de milliards de dollars dans le monde entier.
Au plus fort de la Guerre froide, au moment où les contrôles des exportations vers le bloc soviétique étaient les plus stricts, le BIS était une plaque tournante essentielle en ce qui concerne les défenses occidentales, traitant jusqu’à 100 000 licences d’exportation par an. Pendant la période de paix et de stabilité relatives des années 1990, le bureau a perdu une partie de sa raison d’être – ainsi que son personnel et son financement – et le nombre de licences s’est réduit à environ 10 000 par an. Aujourd’hui, ce chiffre est de 40 000 et ne cesse d’augmenter. Avec une liste noire commerciale tentaculaire connue sous le nom de liste des entités (à ce jour 662 pages en constante augmentation), de nombreux accords multilatéraux préexistants de contrôle des exportations et des actions en cours contre la Russie et la Chine, le BIS est plus actif que jamais. « Nous consacrons 100 % de notre temps aux sanctions contre la Russie, 100 % à celles contre la Chine et 100 % à tout le reste », explique Matt Borman, secrétaire adjoint au commerce chargé de la gestion des exportations.
Ces dernières années, les puces de semi-conducteurs sont devenues un élément central du travail du bureau. Les puces sont l’élément vital de l’économie moderne et le cerveau de tous les appareils et systèmes électroniques, depuis les iPhones jusqu’aux grille-pain, depuis les centres de données jusqu’aux cartes de crédit. Une nouvelle voiture peut comporter plus d’un millier de puces, chacune gérant une facette différente du fonctionnement du véhicule. Les semi-conducteurs sont également la force motrice des innovations qui sont sur le point de révolutionner la vie au cours du siècle prochain, comme l’informatique quantique et l’intelligence artificielle. Le logiciel ChatGPT d’OpenAI, par exemple, aurait été développé sur 10 000 des puces les plus avancées actuellement disponibles.
Par le biais des contrôles à l’exportation du 7 octobre, le gouvernement américain a annoncé son intention de restreindre les capacité de la Chine à produire, voire à acheter, les puces haut de gamme. La logique de cette mesure est simple : ces puces, ainsi que les superordinateurs et les systèmes d’intelligence artificielle qu’elles alimentent, permettent la production de nouvelles armes et d’outils de surveillance. Toutefois, la portée et la finalité de ces mesures auraient difficilement pu être plus radicales, puisqu’elles visaient une cible bien plus large que le système de sécurité de l’État chinois. « Il est essentiel de comprendre que les États-Unis voulaient avoir un impact sur l’industrie chinoise de l’intelligence artificielle », explique Gregory C. Allen, directeur du Wadhwani Center for AI and Advanced Technologies au Center for Strategic and International Studies à Washington. « Le secteur des semi-conducteurs est notre moyen pour parvenir à cet objectif. »
Bien qu’elles se présentent sous la forme discrète d’une mise à jour des règles d’exportation, les mesures de contrôles du 7 octobre visent essentiellement à éradiquer, de fond en comble, tout l’ensemble de l’écosystème chinois des technologies de pointe. « La nouvelle politique incarnée par le 7 octobre est la suivante : non seulement nous n’allons pas permettre à la Chine de progresser davantage sur le plan technologique, mais nous allons activement inverser l’état actuel des choses », explique Allen. Ce que C. J. Muse, analyste confirmé en matière de semi-conducteurs chez Evercore ISI, exprime de la façon suivante : « Si vous m’aviez parlé de ces règles il y a cinq ans, je vous aurais dit qu’il s’agissait d’une déclaration de guerre – il aurait fallu que nous soyons en guerre. »
Si les mesures de contrôle sont efficaces, cela pourrait pénaliser la Chine pendant une génération entière. Si elles échouent, elles pourraient se retourner contre les États Unis de manière spectaculaire, précipitant l’avenir même que ces derniers tentent désespérément d’éviter. Le résultat déterminera probablement les rivalités entre les États-Unis et la Chine, tout comme l’avenir de l’ordre mondial, et ce, pour les décennies à venir. « Deux dates de 2022 resteront dans l’histoire, explique Allen. La première est le 24 février, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, et la seconde est le 7 octobre. »
Indépendamment de l’immense complexité de leur conception, les semi-conducteurs sont, dans un sens, relativement simples : ce sont de minuscules morceaux de silicium gravés de réseaux de circuits. Les circuits s’allument et s’éteignent en fonction de l’activité d’interrupteurs appelés transistors. Lorsqu’un circuit est activé, il produit un 1. Lorsqu’il est désactivé, il produit un 0. Les premières puces, inventées à la fin des années 1950, ne contenaient qu’une poignée de transistors. Aujourd’hui, le semi-conducteur de base d’un nouveau smartphone comporte entre 10 et 20 milliards de transistors, chacun de la taille d’un virus, taillés dans la structure du silicium comme une sorte de gâteau sandwich.
Pour décrire la rapidité des progrès accomplis au cours des six dernières décennies, la loi de Moore, selon laquelle le nombre de transistors qu’il est possible de placer sur une puce a grosso modo doublé tous les deux ans, est devenue célèbre. Chris Miller, auteur du livre Chip War [La guerre des puces, NdT] et professeur associé d’histoire internationale à la Fletcher School de l’université de Tufts, aime à souligner que si les avions avaient évolué au même rythme que les puces, ils voleraient aujourd’hui à une vitesse plusieurs fois supérieure à celle de la lumière. Aucune technologie dans l’histoire de la civilisation humaine n’a jamais rivalisé avec cette époustouflante progression de la puissance informatique.
Les installations de fabrication de semi-conducteurs, connues sous le nom de fabs, sont les usines les plus chères du monde. Elles réalisent les opérations de fabrication les plus complexes jamais réalisées, à une échelle de production jamais atteinte pour aucun autre matériel. Le secteur des puces, en revanche, est un véritable maillage d’interdépendances, réparti sur toute la planète dans des régions et des entreprises hautement spécialisées, dont les prouesses sont rendues possibles par des chaînes d’approvisionnement d’une longueur et d’une complexité exceptionnelles : un exemple, en d’autres termes, de la mondialisation. « Il est difficile d’imaginer comment les capacités qu’elles ont atteintes auraient pu être possibles sans le concours des esprits les plus brillants du monde travaillant de concert », déclare Miller. Et pourtant, c’est justement cette même interconnexion qui fait la vulnérabilité de l’industrie face à des réglementations telles que celles que l’administration Biden est en train de mettre en place.
Une poignée d’entreprises seulement peut rivaliser à ce niveau d’innovation, là où les percées coûtent des milliards de dollars et nécessitent des dizaines d’années de recherche. Il en résulte une industrie caractérisée par une série de points d’étranglement. L’exemple le plus connu est la la machine de lithographie aux ultraviolets extrêmes (EUV) fabriquée par ASML, une société néerlandaise. Cette machine est utilisée pour imprimer les couches d’une puce. En 1997, ASML a engagé Jos Benschop, un jeune ingénieur titulaire d’un doctorat en physique, pour diriger la création d’un nouveau système qui aiderait les clients d’ASML du secteur des semi-conducteurs à imprimer des puces plus petites, plus rapides et plus denses que jamais. Il aura fallu quatre ans pour parvenir à la validation du concept nécessaire ne serait-ce que pour légitimer l’affectation d’une petite équipe à cette tâche, puis cinq autres années pour que l’équipe construise un prototype. En décembre 2010, dans un centre de recherche de Corée du Sud, un prototype réactualisé, le TWINSCAN NXE:3100, a finalement été testé avec succès pour la première fois. Mais il aura fallu attendre presque une décennie de plus avant que les premiers produits compatibles avec l’EEUV ne soient mis sur le marché.
« Je crois vraiment que notre machine est la plus complexe que l’humanité ait jamais produite. »
La version la plus récente de la machine peut fabriquer des structures aussi petites que 10 nanomètres – à titre de comparaison, un globule rouge humain a un diamètre d’environ 7 000 nanomètres. Elle utilise un laser pour créer un plasma 40 fois plus chaud que la surface du soleil, celui-ci émet une radiation ultraviolette extrême – invisible à l’œil humain – réfractée sur une puce de silicium par une série de miroirs. Le laser provient d’une entreprise allemande et compte 457 329 pièces. Un EUV complet comporte plus de 100 000 composants d’une complexité similaire.
L’EUV n’est qu’une partie du processus : une usine de pointe peut regrouper plus de 500 machines et 1 000 étapes. Pourtant, l’EUV à lui seul est une réalisation humaine quasi miraculeuse, capable de travailler à des échelles et avec des précisions difficilement concevables. « Je crois sincèrement que notre machine est la chose la plus complexe que l’humanité ait jamais produite », déclare Benschop, aujourd’hui vice-président de la technologie d’ASML. Aujourd’hui, plus de dix ans après le premier essai du TWINSCAN, aucune autre entreprise n’a été en mesure de réitérer l’exploit d’ASML.
En s’attaquant aux points d’étranglement naturels de l’industrie, l’administration Biden entend empêcher la Chine d’accéder à l’avenir de la technologie des puces. Les effets iront bien au-delà de la réduction des avancées militaires chinoises, puisque cela menacera également la croissance économique et le leadership scientifique du pays. « Nous avons établi qu’il y avait des domaines technologiques clés dans lesquels la Chine ne devait pas progresser », explique Emily Kilcrease, membre du Centre pour une nouvelle sécurité américaine et ancienne responsable du commerce extérieur des États-Unis. « Or, il se trouve que ces domaines sont justement ceux qui alimenteront la croissance et le développement économiques futurs. » Aujourd’hui, les avancées scientifiques résultent souvent de simulations et de l’analyse d’énormes quantités de données, plutôt que d’expériences par essais et erreurs. On utilise les simulations pour découvrir de nouveaux médicaments qui sauvent des vies, pour modéliser l’avenir du changement climatique et pour explorer le comportement des galaxies qui entrent en collision, mais aussi pour étudier la physique des missiles hypersoniques et des explosions nucléaires.
« La personne qui possède le superordinateur le plus performant est aussi celle qui peut faire les meilleures recherches scientifiques », m’a dit Jack Dongarra, directeur fondateur de l’Innovative Computing Laboratory de l’université du Tennessee. Dongarra dirige un programme appelé TOP500, qui propose un classement semestriel des superordinateurs les plus rapides au monde. En juin, la Chine en revendiquait 134, contre 150 pour les États-Unis. Mais aux environs de 2020, les demandes de la Chine ont chuté d’une manière qui a laissé penser à Dongarra qu’elle souhaitait éviter d’attirer une attention non désirée. Des rumeurs au sujet de nouveaux superordinateurs se répandent dans des articles scientifiques et des annonces de recherche, ce qui permet aux observateurs de deviner l’état réel de la concurrence et l’ampleur de l’avance présumée de la Chine. « C’est très frappant parce qu’en 2001, la Chine n’avait aucun ordinateur sur la liste, explique Dongarra. Aujourd’hui, elle a progressé au point de dominer celle-ci. »
La force de la Chine s’accompagne pourtant d’une vulnérabilité majeure : presque toutes les puces qui équipent les projets les plus avancés et les institutions du pays sont inexorablement liées à la technologie américaine. « L’ensemble de l’industrie ne peut fonctionner qu’avec des intrants américains, explique Miller. Dans chaque installation un tant soit peu à la pointe du progrès, on trouve des outils et des logiciels de conception américaine, et la propriété intellectuelle américaine est présente tout au long du processus. En dépit de décennies d’efforts du gouvernement chinois et de dizaines de milliards de dollars consacrés à « l’innovation locale », le problème reste crucial. En 2020, les producteurs chinois de puces n’ont fourni que 15,9 % de la demande globale du pays. Pas plus tard qu’en avril, la Chine a dépensé plus d’argent pour importer des semi-conducteurs que pour importer du pétrole.
L’Amérique a pris la pleine mesure de son ascendant sur le marché mondial des semi-conducteurs en 2019, lorsque l’administration Trump a ajouté Huawei, un important fabricant chinois de télécommunications, à la liste des entités. Bien que l’inscription sur la liste ait manifestement été une punition pour une violation criminelle – Huawei ayant été découvert vendant du matériel frappé de sanctions à l’Iran – ses avantages stratégiques sont immédiatement apparus comme une évidence. Sans accès aux semi-conducteurs, aux logiciels et à d’autres fournitures essentielles en provenance des États-Unis, Huawei, le plus grand producteur d’équipements de télécommunications au monde, se retrouvait dans une situation où il devait se battre pour survivre. « Les sanctions à l’encontre de Huawei ont immédiatement levé le voile », explique Matt Sheehan, chercheur au Carnegie Endowment for International Peace, qui étudie l’écosystème technologique chinois. « Les géants chinois de la technologie fonctionnent grâce à des puces fabriquées en Amérique ou dont les composants sont en grande partie américains. »
On a longtemps considéré la législation sur le contrôle des exportations comme un marigot archaïque poussiéreux, très éloigné de l’exercice réel du pouvoir américain. Mais après l’affaire Huawei, les États-Unis ont découvert que leur suprématie dans la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs constituait une riche source d’influence inexploitée. Trois entreprises, toutes situées aux États-Unis, dominent le marché des logiciels de conception de puces, utilisés pour agencer les milliards de transistors qui s’insèrent dans une nouvelle puce. Le marché des outils avancés de fabrication des puces est également fortement concentré, une poignée d’entreprises étant en mesure de revendiquer des monopoles réels concernant des machines ou des processus essentiels – et la quasi-totalité de ces entreprises sont américaines ou dépendent de composants américains. À chaque étape, la chaîne d’approvisionnement passe soit par les États-Unis, les alliés du traité américain ou Taïwan, et tous opèrent dans un écosystème dominé par les États-Unis. « Ça nous est tombé dessus par hasard, explique Sheehan. Nous avons commencé à utiliser ces armes avant même de savoir réellement comment les utiliser ».
En mai 2020, l’administration Trump a encore resserré les vis, cette fois-ci en assujettissant Huawei à une disposition précédemment restée confidentielle de la loi sur le contrôle des exportations, appelée « règle des produits étrangers directs » (FDPR). En vertu de celle-ci, les articles fabriqués à l’étranger sont soumis aux contrôles américains s’ils ont été produits à l’aide de technologies ou de logiciels américains. Il s’agit d’une interprétation radicale du pouvoir extraterritorial : même si un article est fabriqué et expédié en dehors des États-Unis, sans même jamais franchir les frontières du pays, et que le produit final ne contient aucun composant ou technologie d’origine américaine, il peut tout de même être considéré comme une marchandise américaine.
Dans le cas de Huawei, l’application de la règle ci-dessus (FDPR) impliquait que l’entreprise était virtuellement coupée du marché des semi-conducteurs. « Cette règle soumettait tous les semi-conducteurs de la planète à la loi américaine, car toutes les fonderies de la planète utilisent, au moins en partie, des outils américains », explique Kevin Wolf, ancien secrétaire adjoint au commerce chargé de l’administration des exportations à la BIS. « Si vous avez un outil américain et 100 outils non américains dans votre fab, cela contamine toute plaquette de silicium qui sort de l’usine. »
En 2020, selon le cabinet d’analyse de marché Canalys, Huawei était le plus grand vendeur de smartphones au monde, avec une part de marché de 18 %, devançant même Apple et Samsung. Les revenus de Huawei ont chuté de près d’un tiers en 2021, et l’entreprise a vendu l’une de ses marques de smartphones pour tenter de se maintenir à flot. En 2022, sa part de marché était tombée à 2 %.
Les règles du 7 octobre sont la synthèse de tout ce que les décideurs politiques américains ont appris concernant le secteur des semi-conducteurs, les chaînes d’approvisionnement et la puissance américaine. Ces mesures ont été annoncées comme étant la « règle provisoire définitive », ce qui veut dire qu’elles sont immédiatement entrées en vigueur – une réaction directement liée à une faiblesse présumée dans les contrôles de Huawei. « Il y a eu un délai de préavis important avant l’entrée en vigueur de la règle Huawei, et les entreprises ont pris le temps de constituer des stocks », explique Peter Harrell, ancien directeur en chef du département de l’économie internationale au Conseil national de sécurité, qui a participé à l’élaboration des règles du 7 octobre. « Cette leçon tactique nous a appris que l’élément de surprise est indispensable. » Plus important encore, les États-Unis ont appris que le fait d’entraver une entreprise, quelle que soit sa taille, ne faisait que laisser la place à de nouveaux concurrents. Une approche plus globale se révélait donc nécessaire. « L’administration Trump a visé les entreprises, explique Allen, l’expert du CSIS. L’administration Biden elle, s’en prend au secteur d’activité. »
Les règles imposées vont plus loin dans la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs que toute autre mesure antérieure. La Chine se voyait interdire non seulement l’importation des puces les plus sophistiquées mais aussi l’acquisition des intrants nécessaires au développement de ses propres semi-conducteurs et superordinateurs de pointe, et même celle des composants, technologies et logiciels d’origine américaine susceptibles d’être utilisés pour produire des équipements de fabrication de semi-conducteurs qui permettraient, à terme, de construire ses propres fabs permettant la fabrication de ses propres puces. « Il s’agissait d’une stratégie totale », explique Wolf, l’ancien fonctionnaire de la BIS. Certains éléments étaient tout à fait nouveaux, telle la restriction d’activité « de toute personne américaine » – entreprises et citoyens, mais aussi détenteurs de cartes vertes et résidents permanents. À partir du 7 octobre, les personnes américaines ne sont plus autorisées à exercer une quelconque activité contribuant à la production de semi-conducteurs de pointe en Chine, que ce soit en entretenant ou en réparant des équipements dans une usine chinoise, en prodiguant des conseils ou même en autorisant des livraisons à un fabricant chinois de semi-conducteurs.
La décision d’agir unilatéralement était un pari diplomatique. Bien que les États-Unis contrôlent un certain nombre de points d’étranglement clés dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, d’autres pays – en particulier Taïwan, le Japon et les Pays-Bas – dominent des secteurs tout aussi cruciaux du processus de fabrication. Si ces pays avaient maintenu leurs ventes à la Chine, les contrôles du 7 octobre auraient été rendus quasiment inutiles. Mais fin janvier, l’administration Biden a conclu un accord avec le Japon et les Pays-Bas, en vertu duquel ces pays appliqueraient des contrôles similaires sur les semi-conducteurs ou les équipements de fabrication de semi-conducteurs.
Or, plusieurs mois auparavant, dès l’annonce des contrôles, Taïwan avait déjà signé l’accord. L’île est un mastodonte de la fabrication de puces : elle produit chaque année près des deux tiers des semi-conducteurs du monde, et plus de 90 % des semi-conducteurs les plus sophistiqués. Une grande partie de cette production est le fait d’une seule entreprise, TSMC, la société par actions la plus rentable de toute l’Asie et le fabricant de semi-conducteurs le plus perfectionné au monde. À elle seule, TSMC représente environ un tiers de l’ensemble du marché mondial de la fabrication de puces en sous-traitance. (À titre de comparaison, l’OPEP contrôle environ 40 % du marché mondial du pétrole).
« À un moment donné, c’est tout ce qui fait la civilisation humaine qui est en train d’être dupliqué. »
Le rôle central de Taïwan dans la production mondiale de puces électroniques la rend indispensable aux États-Unis. Si les fabs de l’île étaient accaparées par la Chine ou mises hors service lors d’une invasion, les coûts pour l’économie mondiale seraient catastrophiques. La mainmise de Taïwan sur les puces est parfois qualifiée de « bouclier de silicium » : c’est le moyen de dissuasion le plus redoutable de l’île contre une attaque chinoise et la meilleure garantie d’une aide américaine en cas d’invasion chinoise.
Mais le partenariat entre les États-Unis et Taïwan n’est pas équitable. Alors même que Taïwan n’a pas d’égal quand il s’agit de fabrication de puces, elle ne récupère que moins de 10 % du marché mondial en termes de chiffre d’affaires. L’essentiel des ventes – soit 40 % en 2022 – va aux entreprises américaines qui délocalisent leur fabrication de puces à Taïwan, tout comme les créateurs de vêtements américains tirent leur bénéfices de la vente d’articles qui sont en fait cousus à l’étranger. D’un point de vue stratégique, les décideurs américains considèrent la dépendance des États-Unis à l’égard de Taïwan comme un risque inacceptable. Ils ont fait pression pour que TSMC construise davantage d’usines aux États-Unis, dans le cadre d’une stratégie plus large visant à localiser la fabrication de semi-conducteurs plus près des côtes américaines.
Taïwan n’a d’autre choix que d’obtempérer, de peur de contrarier son allié le plus puissant et son principal fournisseur d’armes. Mais chaque mesure visant à éroder la prééminence de l’île la rend plus vulnérable. Dans le pire des cas, la mainmise sur les puces de Taïwan ne peut qu’inciter à davantage de destruction : certains commentateurs et théoriciens de guerre américains ont suggéré que si la Chine venait à envahir l’île, les États-Unis devraient détruire les usines de TSMC pour éviter qu’elles ne tombent sous le contrôle de la Chine.
L’un des problèmes liés au contrôle des flux mondiaux de semi-conducteurs est que ces derniers sont très petits, légers et ont une immense valeur. « Les contrebandiers adorent ce genre de choses », explique Allen. Mais la Chine a besoin de puces en grandes quantités pour alimenter d’énormes centres de données et des installations abritant des ordinateurs de pointe, ce qui rend leur acheminement particulièrement délicat. « Nous parlons ici d’immenses bâtiments qui ne se déplacent pas, explique Miller. C’est exactement la situation rêvée pour les services de renseignement américains ». La structure du marché constituera également un obstacle pour tous ceux qui tenteront de contourner les réglementations : le nombre d’entreprises capables de produire des puces de pointe est extrêmement limité, et le nombre d’acheteurs habitués à se fournir auprès d’elles est également restreint.
Mais le système de contrôle renforcé présente lui aussi des failles, que les entreprises chinoises s’emploient déjà à exploiter. En mars dernier, Inspur Group, un conglomérat chinois opérant dans le domaine des clouds informatiques et la fabrication de serveurs, a été ajouté à la liste des entités. Mais selon le Wall Street Journal, au moins l’une des filiales de l’entreprise n’a pas été répertoriée, ce qui a permis aux entreprises américaines d’effectuer sans aucune réserve des ventes à la filiale en question.
Les puces traversent également la Chine par des voies plus détournées. Le mois dernier, Reuters a fait état d’un commerce clandestin de puces haut de gamme en plein essor à Shenzhen, de nombreux détaillants se vantant de pouvoir fournir l’A100, une puissante puce fabriquée par la société américaine Nvidia. Le gouvernement américain n’a qu’une faible marge de manœuvre pour détecter et empêcher ce type de ventes de main à main : le BIS ne dispose que de trois agents en poste en Chine. Mais l’existence du marché clandestin a été, en fait, un premier signal de l’efficacité des contrôles. Selon les détaillants interrogés par Reuters, les puces n’étaient disponibles qu’en petites quantités, et provenaient peut-être de stocks expédiés en Chine avant l’entrée en vigueur de l’interdiction. « Cela démontre que les contrôles fonctionnent », m’a dit un cadre de l’industrie qui a requis l’anonymat afin de pouvoir donner une évaluation franche la politique américaine. « Les fabricants n’agiraient pas de la sorte si les puces circulaient librement. »
La bataille relative aux contrôles pourrait constituer une sorte de test civilisationnel. Du côté occidental, la responsabilité du respect des règles incombera en grande partie aux entreprises privées. « L’industrie est notre première ligne de défense », déclare Thea Rozman Kendler, secrétaire adjointe à l’administration des exportations au BIS. « On peut faire tout ce qu’on peut au niveau gouvernemental pour promulguer des règles claires, concises et efficaces, mais c’est à l’industrie qu’il convient de les faire respecter et de les mettre en œuvre. » Pour que les mesures marchent, l’industrie américaine va devoir s’engager dans des actions qui sont, au moins à court terme, de nature à la saboter elle-même, en la privant d’une partie du lucratif marché chinois. Les entreprises auront de nombreuses raisons d’opérer aussi près que possible des limites de la légalité, et leurs homologues chinois auront tout intérêt à jouer avec le système et à leur fournir les informations nécessaires à la conclusion d’une vente.
Du côté de la Chine, la course à l’autosuffisance technologique représente peut-être le plus grand défi auquel le pays ait jamais été confronté. Les qualités mêmes qui permettent à la Chine de réussir – une volonté politique de fer, des fonds inépuisables et une mobilisation de l’ensemble de la société autour d’objectifs clés – sont tout aussi susceptibles de se révéler être son talon d’Achille. Au cours de ces dernières années, alors que la volonté de développer une industrie nationale des semi-conducteurs est devenue plus impérieuse, au moins six projets de fabrication de puces d’une valeur de plusieurs milliards de dollars ont échoué et un certain nombre de cadres ont fait l’objet d’une enquête pour corruption. Dans le même temps, des dizaines de milliers d’entreprises ont inondé l’industrie des semi-conducteurs, certaines d’entre elles n’ayant que peu ou pas d’expertise en matière de puces, dans le seul but d’obtenir de l’argent facile de la part des pouvoirs publics.
« Les dirigeants politiques ou les cadres peuvent aisément se dire qu’il suffit de consacrer suffisamment d’argent et de faire appel à des ingénieurs pour résoudre le problème », explique Jason Matheny, ancien directeur adjoint du Bureau de la politique scientifique et technologique de la Maison Blanche. Mais l’immense complexité de la science et les chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale sont difficiles à imiter. « À un moment donné, explique Jason Matheny, c’est tout ce qui fait la civilisation humaine qui est en train d’être dupliqué. »
Pourtant, si un pays est à même de relever un tel défi, il s’agit fort probablement de la Chine. Les contrôles à l’exportation du 7 octobre, tout en paralysant la capacité de la Chine à fabriquer des puces de pointe dans un avenir prévisible, pourraient finir par stimuler la croissance à long terme. Lorsque les entreprises chinoises avaient accès aux puces et aux fournisseurs occidentaux de qualité supérieure, les fabricants nationaux avaient du mal à trouver des débouchés. Aujourd’hui, les entreprises chinoises doivent innover ensemble ou mourir. « Nous avons éliminé la notion de choix, explique Kilcrease. Auparavant, il était possible de choisir entre résilience nationale et motivations commerciales. Aujourd’hui, ce choix n’existe plus. » Si une grande partie des 400 milliards de dollars d’importations annuelles de puces de la Chine est réorientée vers le marché intérieur, les entreprises nationales de puces pourraient enfin avoir les moyens et la motivation nécessaires pour rattraper leur retard.
Huawei pourrait s’avérer une fois de plus très instructif. Frappés par les sanctions américaines et les contrôles stricts de la Chine en matière de pandémie, les bénéfices de l’entreprise pour 2022 ont chuté de 70 % par rapport à l’année précédente. Mais il y a des signes de reprise : en dépit de la chute des bénéfices, les recettes ont légèrement augmenté et le système d’exploitation de l’entreprise, HarmonyOS – développé après que Huawei se soit vu interdire l’utilisation d’Android – a été installé sur plus de 330 millions d’appareils, principalement en Chine. Huawei reste l’une des entreprises qui dépensent le plus en recherche et développement, avec un budget d’environ 24 milliards de dollars l’année dernière et une équipe de recherche de plus de 100 000 personnes.
L’accent mis sur l’innovation est une nécessité. Privée de puces et de technologies américaines, Huawei a été contrainte de revoir la conception et la fabrication de tous ses anciens produits afin de s’assurer qu’ils ne contiennent aucun composant américain. L’entreprise entraîne dans son sillage toute une chaîne d’approvisionnement nationale, en envoyant ses propres ingénieurs pour aider à former et à perfectionner les fournisseurs chinois qu’elle boudait auparavant au profit d’alternatives étrangères. Récemment, Huawei a affirmé avoir réalisé des percées significatives dans le domaine des programmes de conception électronique servant à produire des semi-conducteurs complexes à une échelle qui, bien qu’elle ait encore quelques générations de retard sur les États-Unis, lui permettrait d’être plus avancée que n’importe quelle autre entreprise chinoise. Si Huawei réussit, l’entreprise pourrait émerger des sanctions américaines plus forte et plus résistante que jamais.
Les contrôles n’arrêteront pas la Chine éternellement. Même dans le meilleur des cas, ils ne constituent qu’une tactique de temporisation, destinée à offrir aux États-Unis et à leurs alliés une marge de manœuvre leur permettant d’accroître leur avance dans les technologies clés. La question est de savoir combien de temps le BIS peut faire gagner à l’Occident. « Ce n’est pas le genre d’entreprise où le succès se joue à mille » [Avoir un dossier parfait, comme dans le cas du respect des délais, c’est un millier de points. L’expression vient des statistiques du baseball, où elle signifie obtenir un succès à chaque tour de batte. Il a été transposé à d’autres activités dans les années 1920, NdT] », a déclaré Matt Axelrod, secrétaire adjoint chargé de l’application de la législation sur les exportations. « Notre objectif est de les bloquer aussi longtemps que possible. »
Alors que je rencontrais Axelrod et Rozman Kendler, le responsable de l’administration des exportations, dans le bâtiment du département du commerce, dans un bureau donnant sur l’Ellipse, au centre de Washington, Il ne m’avait fallu que quelques minutes pour parcourir presque toute la longueur du siège du BIS. Même en admettant que l’application de la loi ne soit pas parfaite, je me suis demandé s’il s’agissait d’un combat équitable : le Bureau de l’industrie et de la sécurité face à tout le poids du gouvernement chinois. Comment le BIS pourrait-il gagner ? Comment pourrait-il espérer agir aussi rapidement ? Comment le BIS pourrait-il investir autant d’argent et se préoccuper autant des puces que la Chine ? L’avenir des puces est une question de vie ou de mort pour la Chine.
Il y a eu quelques secondes de silence avant que Rozman Kendler ne me réponde, d’une voix calme. « C’est probablement une question de vie ou de mort pour nous aussi. »
Source : The New York Times,, 12-07-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation.
Commentaire recommandé
Taïwan est convaincue que laChine continentale ne l’attaqura pas car elle perdrait trop gros. Mais couper le lien entre ces deux parties fait que la Chine n’aura plus rien à perdre. Refuser l’exportation de ses produits vers la Chine est pour Taïwan le plus court chemin vers l’invasion. Ce ne serait pas le premier territoire à se faire harakiri au profit de Washington. Suivez mon regard vers l’ouest de la Russie.
3 réactions et commentaires
Il faudrait rappeler à ces gens l’histoire du blocus continental de Napoleon …
Le plus grand risque n’est pourtant pas la création de chaines de substitution pour les technologies existantes mais bien celle d’une césure suite à une avancée majeure que les chinois ne seraient alors pas du tout prêts à partager. Genre faire des puces en carbone. C’est pas pour demain mais les Chinois planifient habituellement le long terme.
Il y a aussi le cas épineux des contres-sanctions sur des matières premières , par exemple le germanium ou sur des produits peu fabriqués hors de Chine comme les panneaux photovoltaïques.
En guise de conclusion , j’aimerais rappeler que pour qu’une règle soit appliquée , il faut avoir les moyens de l’appliquer , et je suis à peu près sur que la volonté politique seule n’est pas suffisante pour ce faire.
+21
AlerterUn blocus ne fonctionne correctement que si celui qui le décrète est beaucoup plus fort que celui qui le subit mais aussi si celui qui le décrète ne dépend pas de celui qu’il sanctionne…
Si les USA décrètent un blocus du Burkinafaso (pays le plus pauvre de la planète) ce blocus risque de fonctionner.
Par contre, si les USA décrètent un blocus à l’encontre de la Chine (ou de n’importe quel membre des BRICS – cette alliance a justement été faite pour se protéger des USA) ça risque de très mal se passer.
Mais bon, vous connaissez la bêtise crasse des dirigeants occidentaux bouffis de suffisance (cf. Bruno « nounouille » Lemaire) qui sont persuadés que leurs « grandes » décisions seront d’une efficacité redoutable (on constate comment la Russie est retournée à l’âge de pierre)…
L’ensemble des pays « alliés » (en fait larbins) des USA vont se prendre un tsunami en retour et ils seront de plus en plus bannis du reste de la planète (comme la France en Afrique – remplacée par Wagner, ce qui serait une bonne explication de l’assassinat de Prigozyne).
Pour l’instant les chinois n’ont pas encore activé de contre-sanctions mais le jour où ils décident de le faire ça risque de faire très très mal et les occidentaux seront contraints à retourner à l’âge de pierre.
Tout ça pour que les USA parviennent à espérer conserver leur hégémonie qu’ils ont acquise au dépens de l’€urope lors des deux guerres mondiales dans lesquelles ils ne sont intervenus que quand TOUS les acteurs étaient à genoux.
L’hégémonie US commence à sentir le roussi, d’où leur agressivité tous azimuts.
+16
AlerterTaïwan est convaincue que laChine continentale ne l’attaqura pas car elle perdrait trop gros. Mais couper le lien entre ces deux parties fait que la Chine n’aura plus rien à perdre. Refuser l’exportation de ses produits vers la Chine est pour Taïwan le plus court chemin vers l’invasion. Ce ne serait pas le premier territoire à se faire harakiri au profit de Washington. Suivez mon regard vers l’ouest de la Russie.
+22
AlerterLes commentaires sont fermés.