Si nous ne cultivons pas un fort sentiment de solidarité avec une multitude de gens que nous ne rencontrerons jamais, nous sommes condamnés à nous enfoncer davantage dans l’isolement et la défaite.
Source : Jacobin, Astra Taylor, Leah Hunt-Hendrix
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Peu de mots sont plus essentiels à la tradition de la gauche, et plus fréquemment prononcés et chantés par les gauchistes, que le mot « solidarité ». Ce concept est au cœur de toute campagne progressiste ou socialiste : pour construire un monde meilleur pour la majorité des gens, nous devons agir en solidarité avec les autres pour le bien collectif, plutôt qu’en tant qu’individus atomisés poursuivant obstinément ce qui est le mieux pour moi et moi seul.
Ensemble, nous nous porterons mieux, considérant que le bien-être des autres est intrinsèquement lié au nôtre.
Astra Taylor et Leah Hunt-Hendrix analysent le concept et l’histoire de ce mot dans leur livre Solidarity : The Past, Present, and Future of a World-Changing Idea (Le passé, le présent et l’avenir d’une idée qui change le monde). Dans un épisode du podcast Jacobin The Dig, animé par Micah Uetricht, rédacteur en chef de Jacobin, et enregistré avant l’élection présidentielle de 2024, Astra Taylor et Leah Hunt-Hendrix abordent une série de questions concernant la solidarité : Comment sont nées nos conceptions contemporaines de la solidarité ? Existe-t-il des courants de solidarité qui sont en réalité réactionnaires plutôt que libérateurs ? De quelle manière pouvons-nous parler de l’oppression et de la différence en essayant de construire la solidarité plutôt que de l’affaiblir ? Quelle forme pourrait prendre la mise en place d’une société organisée autour du principe de solidarité ?
Nous sommes confrontés à une intensification des catastrophes climatiques, à des massacres génocidaires et à une érosion constante de l’idée fondamentale qui veut que nous appartenons et que nous sommes redevables à chacun d’entre nous. La solidarité n’est pas seulement une bonne idée, affirment Taylor et Hunt-Hendrix. Elle est nécessaire.
Micah Uetricht : Toute conversation sur un livre dont le titre est un seul mot doit commencer par une définition élémentaire de ce mot. Commençons par là. Qu’est-ce que la solidarité ?
Leah Hunt-Hendrix : L’un des objectifs de l’ouvrage était d’éviter de donner une définition en une phrase. L’histoire et le contexte de la façon dont s’est développée cette idée sont extrêmement intéressants et font partie intégrante de ce qu’il est important de comprendre. Si nous devions donner une définition rapide, nous dirions que la solidarité c’est l’interconnexion entre nous et la connexion au-delà des différences. La solidarité n’est pas l’unité, la similitude ou l’unicité. Il s’agit d’un lien qui transcende les différences.
L’un des aspects fascinants de ce mot est qu’on en retrouve l’origine dans la Rome antique, où il s’agissait d’un concept de dette. Il existait des obligatio in solidum, des dettes solidaires, des dettes de solidarité qui étaient détenues en commun et pour lesquelles un groupe de personnes était en quelque sorte redevable d’une dette. Imaginons que plusieurs personnes s’engagent ensemble dans l’achat d’une maison et que l’une d’entre elles ne puisse pas payer sa part. Les autres prendraient le relais et couvriraient le reste. Cette notion est passée de la Rome antique au droit français moderne par le biais des codes napoléoniens dans les années 1800. Puis, presque par métaphore, il est passé du droit au discours populaire.
Les gens commencent à parler des dettes dont nous sommes redevables ensemble, des dettes que nous avons les uns envers les autres. Il y a même une tendance politique appelée les Solidaristes qui se développe. Ils participent à la création de l’État-providence moderne, des programmes de sécurité sociale. Ils plaident en faveur de l’éducation et des soins de santé publics. Ils affirment que nous avons des dettes envers tous ceux qui nous ont précédés et que nous avons des dettes envers les générations futures. C’est ce qui, selon moi, constitue la véritable définition de la solidarité. Il s’agit d’une sorte de lien à travers le temps, à travers l’espace.
C’est presque le contraire de l’individualisme, dans le sens où c’est la conviction qu’aucun individu n’existe seul ou par lui-même. Nous héritons de notre langue, de nos idées, de nos institutions, de notre art. Tout ce qui nous entoure est hérité d’autres personnes. Nous sommes redevables à ces personnes et nous devons à des personnes qui n’existent même pas encore de transmettre la responsabilité de tout ce qui s’est passé.
Astra Taylor : Je suis l’une des cofondatrices de Debt Collective, qui est le premier syndicat de débiteurs au monde. D’une certaine manière, je me suis passionnée pour ce projet parce que Leah m’a parlé des racines étymologiques et de l’histoire du concept de solidarité. Leah m’a appelée un jour et m’a dit : « Astra, le concept de solidarité désigne en fait les dettes que nous avons en commun, cette sorte d’interdépendance. » À ce moment-là, je me suis dit : « Waow, j’entrevois un livre. »
C’est un élément fondamental de l’argumentaire que nous présentons. Nous sommes interdépendants. La solidarité est un mot qui désigne les liens qui nous unissent.
La solidarité est en fait une sorte de précurseur de la démocratie. La solidarité mérite de figurer au panthéon de ces idéaux politiques démocratiques.
Cette conversation avec Leah m’a également permis de constater que, dans notre philosophie politique, nous négligeons souvent l’élément relationnel, les liens qui nous unissent. Nous parlons beaucoup de liberté. Nous parlons beaucoup d’égalité. Nous parlons de la justice comme d’une sorte de pilier de la démocratie. Mais la solidarité, du moins aux États-Unis, n’est guère mise en avant. Cela signifie que nous nous efforçons de réfléchir à la démocratie avec un d minuscule hors tout concept relationnel, hors de ces liens, hors de quoi que ce soit qui décrive nos interconnexions. Il y a plusieurs choses que nous voulons faire avec ce livre. Mais je pense que l’une de celles-ci est de dire que la solidarité est en fait une sorte de précurseur de la démocratie. La solidarité mérite de figurer au panthéon des idéaux politiques démocratiques.
Micah Uetricht : J’ai toujours été frappée par l’absurdité du discours sur l’individualisme, car avant même qu’il soit question de morale ou de politique sociale, l’idée même d’individualisme est complètement absurde. Chacun d’entre nous n’est pas seulement dépendant des autres, mais au sens propre, nous sommes les autres. Nous sommes faits des autres. Nos corps sont constitués de la matière des générations précédentes. Nous sommes venus au monde, non pas de notre propre volonté, mais par l’intermédiaire de nos parents, à partir de leurs petits corps au sens propre du terme… On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Nous continuons d’exister parce que nos corps sont nourris par des aliments cultivés par d’autres. Nous avons besoin de voitures construites par d’autres ou de transports en commun gérés par d’autres pour nous déplacer d’un endroit à l’autre. Nous avons besoin de vêtements fabriqués par d’autres pour nous habiller.
Pour accomplir la quasi-totalité de nos tâches quotidiennes, nous avons besoin d’électricité, laquelle est rendue possible par les mineurs, les créateurs de panneaux solaires et les constructeurs de barrages. Le concept d’une mentalité individualiste, qui consisterait en une sorte d’autosuffisance, est illusoire parce qu’il implique que nous sommes capables de vivre dans le monde sans les autres. Or ce n’est pas le cas. Selon moi, ce concept de solidarité fonctionne avant tout comme une reconnaissance de ce fait, à savoir que si nous sommes fondamentalement dépendants les uns des autres, nous devons agir en conséquence.
Leah Hunt-Hendrix : On croirait entendre Martin Luther King Jr, lorsqu’il a écrit cette déclaration étonnante :
Que nous en soyons conscients ou non, chacun d’entre nous est éternellement dans le rouge, nous sommes des débiteurs éternels d’hommes et de femmes connus et inconnus. Nous ne pouvons pas terminer notre petit-déjeuner sans être dépendants de plus de la moitié du monde. Lorsque nous nous levons le matin, nous allons dans la salle de bain où nous prenons une éponge fournie par un habitant des îles du Pacifique. Nous prenons un savon créé pour nous par un Français. La serviette est fournie par un Turc. Et à table, nous buvons du café fourni par un Sud-américain, du thé par un Chinois ou du cacao par un Africain de l’ouest. Avant de partir au travail, nous sommes redevables à plus de la moitié du monde.
C’est aussi en grande partie ce que les premiers théoriciens de la solidarité, dans les années 1800, ont commencé à percevoir. C’était à l’époque de la révolution industrielle. Il y avait beaucoup de changements, beaucoup de remises en question des normes sociales et des institutions.
C’est aussi à une époque où l’individu devevenait la grande idée de l’époque. Les solidaristes et des penseurs comme Émile Durkheim s’opposaient à cette idée et disaient : « Mais nous sommes scientifiquement interconnectés. » Ils parlaient du corps humain comme d’un bon exemple. Les jambes, les bras, le cœur et les poumons sont tous complètement différents. Mais ils fonctionnent ensemble comme un tout. Il y avait aussi un homme d’État français, Léon Bourgeois, qui était ministre du gouvernement. Il est devenu l’un des premiers présidents de la Société des Nations et a reçu le prix Nobel de la paix. Il a écrit un traité sur la solidarité.
Il a rappelé que la Révolution française était fondée sur l’idée de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais il semble que la solidarité soit en train de remplacer la fraternité en tant qu’idée sur laquelle nous devons commencer à construire nos sociétés. Parce qu’elle combine le fait scientifique de notre interdépendance avec l’exigence morale de prendre en compte cette interdépendance.
Ce que Durkheim, Bourgeois et d’autres ont commencé à observer, c’est que même si nous sommes techniquement fondamentalement interdépendants, nous n’en avons pas nécessairement conscience. Nous ne faisons pas nécessairement ce qu’il faut pour cela. Il nous faut en fait construire cette interdépendance. Il faut que nous le fassions de manière vraiment intentionnelle. Nous devons construire des pratiques et des histoires qui nous permettent d’être attentifs à notre interdépendance. C’est une autre des raisons pour laquelle nous avons voulu écrire ce livre et engager un dialogue à ce sujet. Il faut que cela soit présent dans nos esprits. C’est une chose à laquelle nous devons nous consacrer de manière intentionnelle.
Astra Taylor : L’histoire intellectuelle de la solidarité est présentée au début du livre. Je ne connaissais pas cette partie de l’histoire que Leah commence à exposer. On ne parle pas beaucoup du travail de ces penseurs, surtout aux États-Unis. Nous parlons de la façon dont les solidaristes et ce personnage de Léon Bourgeois ont façonné l’État-providence français, mais ils ont atteint le sommet de leur influence avant la Première Guerre mondiale et ont ensuite été oubliés au lendemain de cette tragédie. Nous estimons que cette tradition intellectuelle est importante, mais qu’elle ne représente qu’un seul aspect de la solidarité. Si nous nous penchons sur cette histoire, les années 1800, le début des années 1900, la révolution industrielle, notre récit présente en quelque sorte deux voies parallèles par lesquelles la solidarité est théorisée dans la pratique.
La première se retrouve dans ce mouvement qui est explicitement centré sur l’idée de la solidarité et qui est très enthousiaste à ce sujet. Nous citerons un texte où quelqu’un dit quelque chose du genre : « Nous devons être aussi passionnés par la solidarité que les chrétiens le sont par le Christ. » La solidarité est devenue un mot à la mode. Cette nouvelle idée revêtait un caractère d’urgence, parce que les gens vivaient une période tumultueuse. On était au début de la grande période de la révolution industrielle. Les gens émigrent, la société change. Il y a des bouleversements démocratiques et les gens se demandent ce qui va ce qui va permettre à la société de rester unie. Que va-t-on faire pour rester soudés alors que les anciennes institutions et les anciens modes de vie s’effondrent ? La solidarité est une idée qu’ils adoptent et qu’ils théorisent comme étant un moyen pour des êtres humains différents de rester unis.
Telle est vraiment la contribution de Durkheim. Il théorise la solidarité en la présentant comme une sorte de lien social, comme une force de cohésion sociale. La seconde voie est celle du mouvement ouvrier, et cette tradition est celle à laquelle nous continuons d’associer le plus étroitement la solidarité. Elle est davantage portée sur les conflits, la lutte des classes. La question n’est pas tant de savoir comment préserver la cohésion de la société, ne serait-ce que sur un mode équitable, que de savoir comment changer la société pour qu’elle devienne juste. C’est une reconnaissance du fait qu’il faut qu’il y ait des conflits et des luttes de pouvoir.
Leah et moi sommes finalement parvenus à la conclusion que les deux traditions sont nécessaires, qu’il faut rester ensemble et évoluer, que la cohésion et le conflit sont des éléments essentiels. Les penseurs français de l’époque sont riches de propositions, d’enseignement. Léon Bourgeois appartient à la bourgeoisie. C’est un homme d’État de la classe supérieure qui s’adresse à ses pairs en disant : « Nous devons organiser la société et l’État autour de ce principe, parce que les principes économiques du laissez-faire sont catastrophiques. Nous devrions créer un État-providence ». Il fait de sérieuses concessions dans ce sens. Avec ses collaborateurs, il crée également ce concept intéressant, le concept de dette sociale. Ils mettent l’accent, comme le font de nombreux penseurs à cette époque, d’une part sur les devoirs et d’autre part sur les droits. Le fait que nous avons des obligations.
Ils se considèrent comme des socialistes. Ils sont socialistes ; ils parlent de la propriété sociale, du fait que la propriété tire sa valeur des relations sociales et qu’elle ne peut être conçue d’une manière purement privée et individualiste. Ils fournissent une palette de concepts qui, à notre avis, méritent d’être étudiés, repris et utilisés en même temps que la tradition plus militante de la solidarité.
Micah Uetricht : Vers la fin du livre, vous abordez longuement les aspects religieux de ce concept de solidarité, vous évoquez le sacré en citant Durkheim, le sociologue : vous dites qu’il en est venu à « concevoir la solidarité non pas simplement comme le produit de conditions matérielles, mais aussi comme dépendant du sentiment partagé d’une solidarité à caractère sacré, qui a un aspect presque spirituel ». Pouvez-vous nous parler de cette sacralisation de la solidarité ?
Leah Hunt-Hendrix : Elle s’inspire en partie de notre propre expérience en matière d’organisation, mais aussi de Durkheim. Lorsqu’on se penche sur son corpus, on s’aperçoit qu’il commence par la division du travail, pensant que, bien sûr, à l’ère moderne, nous sommes en train de nous désintégrer, mais que la répartition du travail va nous permettre de rester unis, car nous avons besoin les uns des autres sur le plan économique. Puis il se rend compte que les taux de suicide augmentent et écrit un livre sur le suicide, affirmant : « Les gens luttent vraiment, ressentent cette disparition de valeurs communes, cet isolement, cette absence de lien social. » Au terme de son parcours, il écrit Les formes élémentaires de la vie religieuse, un ouvrage dans lequel il se penche sur le concept du sacré et défend une nouvelle thèse qui veut que ce qui nous maintient ensemble n’est pas l’économie ou la répartition du travail, mais des perceptions partagées du sacré.
En tant que personnes qui croyons en la solidarité, en tant que socialistes, nous pensons que la vie est sacrée ; l’argent lui, n’est pas sacré.
Cela signifie que l’on crée du sens ensemble, qu’on décide de ce qui a vraiment de la valeur, de ce qui est vraiment important, et qu’on construit des pratiques, des rituels et des croyances autour de cela. Il n’entend pas cela dans un sens surnaturel. Il dit que tout peut être sacré, un rocher, un arbre ou une rivière, mais que ce qui compte, c’est le rôle que cela joue dans la société.
Nous terminons notre livre par un chapitre sur le sacré parce que nous souhaitions aborder les différents niveaux où nous estimons que la solidarité agit. Une grande partie du livre est consacrée aux niveaux historiques et macro-politiques. Nous nous attardons également sur le niveau organisationnel, sur la manière dont nous nous organisons dans la lutte, les campagnes et les structures pour changer notre société et notre environnement.
Le sacré est l’endroit où nous réfléchissons au rôle des individus et à nos relations entre nous, à la manière que nous avons de nous comporter les uns envers les autres, au rôle que jouent les différentes valeurs, comme le courage, l’humilité et la curiosité. En effet, nous ne pensons pas que tout changement social soit réductible au fait d’être gentil avec les autres, mais cela joue un rôle. La gentillesse a sa place dans nos mouvements sociaux, dans nos organisations, dans la vie de tous les jours. Il s’agit de traiter les autres comme des êtres sacrés dans nos actions quotidiennes ; nous ne pouvons pas avoir une politique radicale et un changement social d’ampleur sans le vivre au quotidien au travers de nos relations avec les autres..
Astra Taylor : Au moment d’entamer ce chapitre, il y a eu quelques hésitations. Allions-nous nous aventurer à utiliser le mot « sacré » ? Allions-nous vraiment terminer le livre sur une note un peu affective ? En fin de compte, ce chapitre s’est avéré être l’un de ceux que j’ai préféré écrire. C’est en quelque sorte le cœur du livre, car nous pensons que la solidarité agit à de multiples niveaux. Si l’on considère que la solidarité est construite et non spontanée, c’est en partie parce qu’il faut travailler pour la construire. Nous pensons qu’il est très important de développer des organisations qui reposent sur la solidarité et qui luttent pour un monde plus équitable.
Les syndicats sont bien sûr la formation la plus importante sur ce front. Nous pensons qu’il est possible de mettre en œuvre des politiques plus solidaires au niveau de l’État. Nous parlons de ce que nous appelons un « État solidaire » comme d’un pas de plus au-delà de l’État-providence. En fin de compte, comme nous l’avons dit au début, la solidarité est relationnelle. Ce qui compte vraiment, c’est ce qu’il y a entre nous et la manière dont nous nous comportons les uns envers les autres, car la solidarité doit se construire jour après jour, individu par individu, relation par relation. Alors que nous étions en train de travailler sur ce sujet, nous sommes revenus à Durkheim et nous nous sommes dit : « Oh, il tient là quelque chose. » Une partie de la définition du sacré sur laquelle nous nous sommes accordés est que le sacré, en réalité, c’est ce à quoi l’on prête attention.
Dans votre vie de tous les jours, à quoi rendez-vous, en quelque sorte, hommage ? Or, que nous le voulions ou non, le capitalisme capte notre attention. Nous sommes obligés de nous intéresser au marché.
Nous sommes obligés de nous engager en tant que consommateurs. Si nous avons la chance d’avoir un plan 401(k) [Le Plan 401(k) est un système d’épargne retraite par capitalisation très largement utilisé aux États-Unis, NdT], il nous faut le gérer. Si nous voulons avoir une chance de ne pas être démunis dans notre vieillesse, le marché capte notre temps et notre attention, et donc notre dévotion. Même si nous ne le voulons pas, nous sommes obligés de nous prosterner devant l’autel de l’argent. Nous pensons que, pour réévaluer les choses, il faut notamment capter toute l’attention que nous pouvons et dire que non, en tant que gens qui croyons en la solidarité, en tant que socialistes, nous pensons que la vie est sacrée ; l’argent lui, n’est pas sacré. Et nous devons traduire cela, encore une fois, dans nos relations et dans nos organisations. Dans notre ouvrage, nous parlons de ce que cela signifie.
C’est aussi ce qui fait la force d’un bon organisateur. Il s’agit d’aller vers les gens, d’essayer de comprendre d’où ils viennent et de garder l’espoir qu’ils peuvent être amenés à participer à une coalition plus large. Cela signifie que nous ne reproduisons pas la dynamique capitaliste. Nous ne traitons pas les gens comme des objets jetables. Nous ne les traitons pas comme des instruments ou des objets, mais comme de véritables êtres humains et de potentiels camarades. En tant que gens de gauche, nous disons parfois : « Oh, ce que nous faisons sur le plan personnel ou les choix que nous avons faits n’ont pas vraiment d’importance, ce sont les structures que nous devons changer. » Mais en réalité, nous en arrivons au point où nous avons le pouvoir de changer les structures en changeant notre engagement personnel.
Micah Uetricht : J’ai été heureux que votre livre se termine sur cette note, parce que cela correspondait tout à fait au milieu religieux dont je suis issu. Je pense à un penseur comme le théologien luthérien Paul Tillich, qui avait l’habitude d’affirmer que la question n’est pas de savoir s’il y a un dieu ou s’il n’y en a pas. Nous avons tous un dieu dans notre vie, quelque chose qui pour nous devient un dieu. La question est de savoir si ce dieu, comme il le disait, pointe vers ce qui est « ultime » ou s’il s’agit de quelque chose qui pointe vers quelque chose qui n’est pas ultime. Il s’agit d’une sorte de violation du premier commandement : tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Dans le monde du capitalisme, le marché c’est Dieu.
Nous sommes en quelque sorte contraints de consacrer toute notre vie à servir cette chose, le marché, qui dans un cadre chrétien est une sorte de faux culte idolâtre. La solidarité met l’accent sur ce qui est réellement ultime, à savoir les relations que nous entretenons les uns avec les autres. Nous en faisons le centre de ce que nous faisons de nos vies ensemble. Et à mes yeux, il ne s’agit pas là d’une fausse idolâtrie.
Cela revient à remettre au centre de nos vies ce qui devrait être au centre de nos vies, à savoir les relations que nous entretenons les uns avec les autres et les responsabilités que nous avons les uns envers les autres.
Astra Taylor : Amen.
Micah Uetricht : Dans votre livre, vous affirmez avant tout que la solidarité devrait être le pivot autour duquel le monde devrait tourner et que le succès ou l’échec d’une politique sociale ou d’un programme politique dépend de son degré d’enracinement dans la solidarité et de la capacité à susciter un sentiment de solidarité chez ses bénéficiaires. Que faire pour que la solidarité devienne une valeur essentielle pour nous tous ? Par quels moyens pouvons-nous insuffler la solidarité essentielle à nos vies ? Devons-nous d’abord adopter la solidarité en tant que valeur, puis agir en conséquence ? Ou est-il plus important de trouver comment créer des politiques, des institutions et des pratiques qui encouragent, construisent et renforcent ce sens de la solidarité ?
Astra Taylor : Je pense que la première étape consiste, une fois encore, à replacer la solidarité au panthéon des idéaux politiques, et non à la reléguer au domaine de la rhétorique. Il ne s’agit pas seulement d’un mot à la mode. Il ne s’agit pas seulement d’un mot sur une pancarte. Il ne s’agit pas de quelque chose qui sert de signature sur son courrier électronique. Il s’agit bien en fait d’un principe fondamental dans la pratique. Voilà pourquoi je pense qu’il s’agit là de la première étape.
Leah Hunt-Hendrix : Signer ses courriels « Solidairement » n’est pas mal. On peut aussi faire ça.
Astra Taylor : Ce que je veux dire, c’est allez-y, faites-le.
Micah Uetricht : Je crois bien que j’ai reçu de votre part des courriels signés « Solidairement ».
Astra Taylor : Je pense que là, nous commençons à donner à la solidarité la place qu’elle mérite. Nous considérons la solidarité comme un moyen et une fin. C’est tout à la fois la façon dont nous créons du pouvoir et un horizon politique vers lequel nous voulons tendre.
Je pense qu’il est important pour nous, gens de gauche, de dire que nous ne voulons pas seulement créer une société égalitaire à terme, mais une société solidaire, une société qui verrait les gens prendre réellement conscience de leur inter-dépendance. Nous devrions envisager une sorte d’État solidaire. Comment insuffler de la solidarité dans nos politiques sociales, de sorte qu’elle… ne ruisselle pas vers le bas, mais plutôt de façon transversale ? En ce sens, l’habileté de l’État solidaire est une sorte d’habileté de l’âme.
Et il n’y a rien de mal à réfléchir aux politiques en fonction de la manière dont elles façonnent le ressenti des gens et leur sens des possibles. Margaret Thatcher, l’ex première ministre néolibérale du Royaume-Uni, est connue pour avoir dit : « L’économie c’est une méthode. C’est l’âme qu’il faut changer. » Elle avait compris qu’en créant une société plus compétitive, plus impitoyable, avec un filet de sécurité sociale plus réduit, elle changerait les gens et leur façon d’interagir, leur façon de se percevoir, de voir leurs voisins et de voir les gens au-delà des frontières de leur pays. Je pense que c’est d’une éthique de ce type que s’inspire le projet 2025.
Il s’agit de vider la politique sociale de sa substance et de se débarrasser de la volonté d’éveil [L’éveil, wokisme, wokeness englobe la nécessité de rechercher davantage de connaissances, de compréhension et de vérité afin de remettre en cause l’injustice, NdT] de l’égalité des chances, de la diversité, de l’équité, de l’inclusion et de tout cela, mais il est très audacieux de dire que nous nous emparons de ce qui restera de l’État pour imposer une culture de la bienveillance, pour imposer une caractéristique au peuple américain. Face à cela, nous ne pouvons pas rester neutres.
Nous comprenons que les réformes, même les plus modestes ne s’obtiennent pas sans lutte, sans contestation.
Nous nous intéressons à ce que les sociologues appellent les boucles de rétroaction des politiques. Comment les politiques créent-elles réellement un sentiment d’interconnexion, d’interdépendance et de solidarité ? Nous comprenons également que les réformes, même les plus modestes ne s’obtiennent pas sans lutte, sans contestation. À cet effet, il nous faut construire une solidarité de terrain sur nos lieux de travail, dans nos écoles, dans les rues, afin de lutter pour changer la structure de l’État. Je pense que devrions réfléchir à ce que signifierait le fait de définir des politiques sociales qui ne se contentent pas de promouvoir la redistribution économique et de fournir un socle en dessous duquel personne ne peut se retrouver. Oui, nous voulons des logements. Oui, nous voulons des transports. Oui, nous voulons un système d’éducation. Oui, nous voulons une politique de soins de santé.
Mais en réalité, comment allez-vous les structurer pour que les gens se sentent vraiment impliqués, réalisent qu’ils sont des acteurs et voient à quel point nous sommes prisonniers des mailles de toutes ces dettes sociales dont nous avons parlé plus tôt, que nous dépendons vraiment des autres pour notre survie et notre bien-être ?
Micah Uetricht : Pour la plupart des gens de gauche, la solidarité est une chose fondamentalement positive, alors qu’il s’agit simplement d’une sorte de cohésion sociale ou d’interconnexion entre les individus. En ces temps de fragmentation sociale, c’est évidemment une excellente chose et une nécessité. Mais on peut faire preuve de solidarité entre des hommes misogynes qui haïssent les femmes ou entre des ouvriers blancs qui, dans les usines automobiles de Détroit à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, menaient des grèves de la haine pour empêcher les ouvriers de couleur d’entrer sur le marché du travail. Pourriez-vous nous parler des formes négatives de solidarité et de votre vision alternative qui s’inscrit dans ce concept de solidarité transformatrice ?
Leah Hunt-Hendrix : C’est vrai, il est vraiment important de noter que la solidarité est en quelque sorte un terme neutre susceptible d’être positif ou négatif. Vous avez donné d’excellents exemples. La campagne de Donald Trump s’est beaucoup appuyée sur ce que nous appelons la « solidarité réactionnaire ». Il s’agit d’une solidarité qui replie le groupe sur lui-même, qui est excluante, qui a des frontières rigides, qui crée une altérité en protégeant le « nous » et en anéantissant le « eux ». Elle cautionne la violence.
La classe dirigeante bénéficie d’une solidarité de classe très forte. La suprématie blanche est une forme de solidarité réactionnaire. Nous l’opposons à ce que nous appelons la « solidarité transformatrice », laquelle est également composée d’un « nous » et d’un « eux », parce que tout type de groupe a une identité et des frontières. Mais pour nous, la solidarité transformatrice a des frontières poreuses. Les gens sont libres d’y entrer et d’en sortir. Si le mouvement Occupy Wall Street opposait un groupe de 99 % à un groupe de 1 %, il était aussi inclusif que possible. Et il a permis de constater qu’il y a des gens qui nous séparent, dont les intérêts sont opposés à ceux de la majorité et qui tirent profit de l’exploitation et de l’oppression.
Il faut les identifier et les nommer. Nous ne pouvons pas prétendre que nous sommes tous dans le même bateau et que nous avons tous les mêmes intérêts, car ce n’est pas le cas. Il y a des conflits dans la société. Mais le « eux » n’est pas un groupe de personnes qu’il faut anéantir, il faut le transformer.
Astra Taylor : Dans le cas des 1 %, nous disons qu’ils devraient être privés de leurs biens. Lorsque nous envisageons d’abolir les milliardaires, cela ne signifie pas que nous allons littéralement les arrêter et les exécuter. Il s’agit de modifier la structure de l’économie afin que personne ne soit en capacité de pratiquer une exploitation systématique.
Leah Hunt-Hendrix : Selon nous, le niveau actuel des inégalités économiques ne profite à personne, quelle que soit l’extrémité du spectre. Elon Musk semble être l’homme le moins heureux du monde. À cet échelon le plus élevé, on se bat pour empêcher les autres gens d’entrer et pour rester au sommet. C’est de plus une vie misérable. La solidarité transformatrice aspire à des résultats qui profitent à tous, mais admet que le chemin est semé d’embûches.
Micah Uetricht : Dans votre livre, vous parlez beaucoup de la nécessité de lutter pour obtenir des politiques et des sociétés ancrées dans la solidarité. C’est du bon sens pour beaucoup de gens qui sont déjà politiquement à gauche. Mais je pense que le volet lutte peut être quelque peu difficile à faire accepter à de nombreuses personnes au-delà de la gauche actuelle qui adhèrent aux principes de solidarité dans le cadre d’une croyance plus large en des principes progressistes, voire en des principes religieux tels que ceux dont nous venons de parler. Ceux-ci estiment qu’il faut aimer son prochain, ne pas accaparer les ressources et agir dans un esprit d’amour pour ses semblables. En revanche, l’idée de lutter contre les autres, de traiter les autres comme des ennemis à abattre, est pour eux un anathème. Comment surmonter cette tension entre des idéaux de solidarité et la réticence à s’engager dans la lutte et à la mener à bien ?
Astra Taylor : Leah a utilisé le mot « polarisation ». Ce mot est moins présent dans le discours aujourd’hui. Après l’élection de Trump en 2016, on a beaucoup parlé du fait que nous nous étions trop polarisés et qu’il fallait faire preuve de plus de civilité et faire baisser la température.
Nous sommes d’avis que, non, la polarisation est vraiment importante. Mais la question est de savoir autour de quel axe. Il est dangereux de se choisir un ennemi, parce que lorsque vous définissez votre ennemi, vous vous définissez vous-même. Ceux d’entre nous qui sont engagés dans la lutte et qui veulent qu’il y ait une polarisation doivent assumer cette responsabilité avec sérieux. Dans ce livre, nous nous opposons à ceux qui pensent que réduire la polarisation pourrait en quelque sorte permettre une situation où les conflits n’auraient plus lieu d’être.
Leah Hunt-Hendrix : Ou alors que vous réduiriez la polarisation par le dialogue et les débats, en vous asseyant simplement avec les gens autour d’une table. La polarisation est structurelle. Elle est créée structurellement et doit être traitée à un niveau structurel.
Astra Taylor : Le problème n’est pas que nous la nommions. Elle est intégrée dans une économie capitaliste. C’est ainsi que cette société est construite.
Nous ne pourrons pas y remédier uniquement par le dialogue, la persuasion ou les argumentaires. Dans le livre, nous avons un chapitre qui traite de la question de l’organisation et qui s’intitule « Le pouvoir des chiffres » et ce chapitre a été rédigé en essayant d’atteindre le public cible que vous imaginez. Nous disons écoutez, les gens ont tenté en vain d’obtenir des changements sociaux en s’adressant aux décideurs, en faisant du lobbying, en présentant les meilleurs arguments et en publiant les livres blancs les plus convaincants. Mais en fin de compte, si on revient sur l’histoire, presque tout ce que nous saluons aujourd’hui en termes de victoires du mouvement des droits civiques, des droits des personnes handicapées, du droit de vote des femmes, a exigé des bouleversements, des conflits majeurs, des initiatives radicales et directes qui sont souvent occultées dans les histoires que nous nous racontons ensuite à nous-mêmes.
Micah Uetricht : J’ai toujours trouvé que la « Lettre de la prison de Birmingham » de Martin Luther King Jr était une référence clé dans le panthéon américain pour répondre à cette question, parce qu’elle émane d’un grand nom que l’imaginaire américain a complètement aseptisé : les aspects de la lutte, de la désignation d’ennemis et de leur défaite ne figurent pas au coeur de la façon dont nous parlons de King aujourd’hui. Mais si vous lisez cette lettre, vous verrez que King s’adresse exactement à cette catégorie de lecteurs, à ces membres du clergé blanc modéré du Sud qui lui disent qu’ils sont sensibles à ses objectifs mais qu’ils ne sont pas d’accord avec ses méthodes qui consistent à créer des conflits dans les rues pour les atteindre. Il leur parle sur un ton très aimable, très patient, mais il est extrêmement catégorique sur le fait que la seule façon de parvenir au type de société enracinée dans l’amour et la solidarité que nous voulons, c’est la lutte.
Leah Hunt-Hendrix : Exactement. Les gens qui luttent, qui font partie du mouvement des droits civiques ou des luttes d’aujourd’hui, ne sont pas nécessairement ceux qui créent le conflit en lui donnant un nom. Ce n’est pas que vous et votre oncle de droite ne vous entendiez pas. C’est Fox News qui crée le conflit. Les médias éloignent les gens les uns des autres. Cette focalisation sur les immigrés, comme si c’était le principal problème, qui minerait la société américaine – c’est là un narratif qui crée un conflit.
Cela fait partie de l’argumentation de Ian Haney López dans Dog Whistle Politics, où il explique comment la classe dirigeante nous divise. Le conflit sous-jacent est en partie dû au fait que nous ne disposons pas d’un filet de sécurité suffisamment solide pour tout le monde, que nous pourrions garantir en taxant les riches. Mais les riches ont tout intérêt à préserver ce qu’ils ont. C’est la raison pour laquelle ils financent des médias qui, grâce à leur démagogie, détournent l’attention vers d’autres franges de la population qui peuvent être marginalisées et ciblées.
Cette focalisation sur les immigrés, comme si c’était le principal problème, qui minerait la société américaine – c’est là un narratif qui crée un conflit.
Trump et [J. D.] Vance parlent des migrants haïtiens : c’est un classique de la démagogie en politique. Pour le dépasser, il faut se battre et réagir. Le mouvement syndical est l’un des lieux où cette lutte se produit. C’est la raison pour laquelle les syndicats sont si importants. Ils offrent un contexte qui permet aux gens de réellement s’engager dans la lutte ensemble.
Astra Taylor : Pour répondre à votre question, comment amener des gens qui pourraient être sympathisants à voir qu’une lutte plus audacieuse et combative est indispensable : je pense qu’il faut parfois laisser les gens apprendre à leurs dépens. Quand il s’agit de s’organiser, il faut parfois dire : « D’accord, on fait ça. Allons-y et tentons de convaincre. Allons rencontrer les membres de notre Congrès. Rencontrons nos représentants, expliquons-leur en quoi nous avons été lésés. Il faut juste qu’ils soient informés. »
Une partie de l’organisation consiste à faire et refaire les mêmes choses pour que les gens puissent faire des essais et voir leurs limites ou les différends qui les opposent. Souvent, lorsque des personnes sont lésées par des entreprises prédatrices, leur instinct les pousse à intenter un procès. Eh bien, soit, essayez cette voie et voyez où cela vous mène. Parfois, c’est par l’expérience que les gens doivent apprendre à quel point il est difficile d’obtenir des changements par les voies légales. Cela peut entraîner une forte radicalisation. Parfois, je pense qu’il faut savoir faire preuve de patience et laisser les gens traverser cette étape dans un contexte, je l’espère, organisé. Dans l’idéal, nous accélérons la démarche, mais le meilleur des enseignements est de voir les puissants rester insensibles à votre douleur et à votre souffrance.
Micah Uetricht : Dans votre livre, vous mentionnez le changement rhétorique de la vie américaine qui consiste à parler du « contribuable » dans la rhétorique publique sur la politique sociale. Pourquoi la discussion sur le contribuable fait-elle partie du virage réactionnaire de la solidarité et quelle est l’alternative possible ?
Astra Taylor : Nous avons parlé de contribuables dans un chapitre intitulé « Diviser pour mieux régner », qui expose quelques-unes des façons dont la solidarité subit une sape systématique. Il est important de nommer ce problème. Nous ne cherchons pas à organiser une solidarité transformatrice sur un terrain neutre. Depuis des siècles la solidarité transformatrice fait face à une guerre délibérée, bien financée et sans merci. Si l’on remonte à l’ère coloniale dans ce pays, les syndicats sont illégaux. Ils sont criminalisés dès le départ. L’idée que des gens puissent s’associer ou se liguent contre les patrons est proscrite dès le départ et n’est légalisée qu’en 1935 avec la loi Wagner. Il s’agit en fait d’essayer de construire la solidarité en terrain hostile. La solidarité est sabotée de différentes manières.
Par le biais de la réglementation et de la législation, nous assistons actuellement à la criminalisation de la solidarité dans tout le pays, avec des attaques contre des manifestants. Dans tout le pays, nous assistons à l’intensification des lois sur le terrorisme intérieur. Nous voyons que des actions telles que le blocage d’un trottoir ou de la circulation sont désormais considérées comme des crimes. Nous assistons à des attaques contre les fonds de caution [organisation, souvent caritative, qui collecte des financements pour payer la caution pour des personnes en détention préventive, NdT], comme cela a été le cas à Atlanta après les manifestations de Cop City. Nous assistons à des attaques contre les praticiens assurant des avortements et même contre les gens qui aident celles qui souhaitent obtenir des soins de santé génésique.
De toute évidence, les élites se sentent très, très menacées par la solidarité, sinon elles ne se donneraient pas autant de mal pour la saboter. Il existe également des moyens plus subtils. Nous sommes en présence d’une culture de la consommation, d’une culture de l’individualisme compétitif. Nous le constatons également à travers ces mythes ou ces récits.
L’un d’entre eux est constitué par la notion de contribuable, cette idée que nous ne sommes pas en réalité des citoyens – nous sommes des personnes qui devrions nous considérer comme des contribuables qui risquons d’être exploités par des profiteurs. Cette notion de contribuable était très prégnante dans les politiques de [Ronald] Reagan, alors qu’il y avait une tentative délibérée de réduire l’État-providence, que ce soit sous la forme de subventions directes aux familles, mais aussi par des attaques brutales contre l’enseignement supérieur. Le raisonnement était le suivant : ces étudiants et ces mères célibataires ponctionnent les ressources du bon contribuable honnête, qui est toujours un homme blanc, bien portant et qui travaille.
Nous le constatons aujourd’hui. Dans le cadre de mon travail sur l’annulation de la dette étudiante, mes interlocuteurs, qu’il s’agisse de commentateurs d’articles, de membres du Congrès ou de rédacteurs du New York Times, me demandent toujours si l’idée d’annuler la dette étudiante est équitable pour le contribuable. Cela nous permet d’avoir une vision ridicule de nous-mêmes, de l’État et de ce à quoi nous avons droit, mais c’est tellement efficace. C’est tellement contraire à la solidarité. J’aimerais que ce mot soit banni du discours public.
Micah Uetricht : Cela crée également un objet politique uniquement sur la base du fait de payer ou non des impôts. Les droits sont accordés en fonction du fait que l’on paie ou non des impôts.
Astra Taylor : C’est d’autant plus comique que les riches des entreprises sont bien connus comme n’acquittant pas leur juste part d’impôts. L’impôt que les pauvres paient est régressif. Les taxes sur les ventes en sont un bon exemple. Par conséquent, même si l’on s’en tient à sa propre logique bizarroïde, cela ne fonctionne pas. Il s’agit bien de saper tout sentiment d’interdépendance et de légitimité, n’est-ce pas ? C’est en cela que c’est anti-solidaire. Il suffit de dire : « Je suis le contribuable, je paie tant, je suis un tout », au lieu de dire : « Je m’acquitte en fait d’une dette sociale. Et je suis susceptible d’en tirer soit des bénéfices directs soit des avantages plus difficiles à calculer. »
Micah Uetricht : Et vous n’êtes pas membre d’un collectif – si vous êtes membre d’une communauté, vous avez des responsabilités envers les personnes qui vivent autour de vous. Si vous êtes membre d’un syndicat, vous avez des responsabilités envers vos collègues. Si vous êtes un contribuable, la seule chose que vous avez à faire c’est défendre vos intérêts en tant que contribuable, en fait vous vous bornez à repousser toute personne qui voudrait exiger quelque chose de vous et de vos impôts.
Changement de vitesse : Vous arrive-t-il de craindre que les approches individualistes et non solidaires de la consommation, de la vie sociale, de la politique, de toutes les façons dont l’individualisme régit nos vies au XXIe siècle, soient trop puissantes pour que nous puissions les surmonter ? Que la solidarité, même si elle est naturellement attrayante pour de nombreuses personnes, ne puisse pas vaincre ce type d’individualisme ?
Astra Taylor : Je suis en fait curieuse de savoir ce que vous en pensez. Je suis curieuse de connaître votre réponse. Il me semble que vous passez toute votre vie à faire passer le message qu’il est possible de changer les choses.
Micah Uetricht : Nous pouvons citer des millions de gens qui choisissent constamment la solidarité plutôt que l’individualisme. C’est l’essence même des mouvements sociaux. Personnellement, je fonde beaucoup d’espoir sur le fait que, en dépit de toute la propagande capitaliste dont nous sommes imprégnés dans ce pays, les gens restent fondamentalement solidaires concernant la plupart des grandes questions. Les gens veulent toujours un système d’assurance-maladie pour tous, ils veulent toujours taxer les riches. Ils veulent une société qui soit différente de celle dans laquelle nous vivons, même si l’on nous répète sans cesse qu’il s’agit du meilleur monde possible. C’est là que je trouve matière à espérer. Mais il est difficile d’imaginer que l’on puisse renoncer à toutes les formes de consommation individualiste une fois que l’on y a goûté.
Leah Hunt-Hendrix : Oui, je suis d’accord, et je n’imagine pas vraiment un recul. J’imagine plutôt un effondrement, comme si cela n’était pas viable. Je pense que la montée de l’autoritarisme, l’ère Trump, a montré que le néolibéralisme en arrive à un point où il est confronté à ses propres contradictions. Les inégalités économiques n’ont jamais été aussi importantes. Beaucoup de gens ont l’impression que les choses échappent à tout contrôle, et cela est lié à la consommation et à l’immédiateté de l’information, au trop-plein et au déferlement de l’information et du matérialisme, et cela ne semble tout simplement pas soutenable. La société traverse des changements qui ne sont pas toujours linéaires, et nous nous trouvons à un moment charnière de l’histoire qui nous amène à essayer de trouver le prochain système économique.
Tel est le choix qui s’offre à nous chaque jour : le nihilisme ou la solidarité.
Je suis de plus en plus attentive à la renaissance du mouvement syndical. Au milieu du XXe siècle, le taux de syndicalisation était de 30 %. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus qu’à 10 %. Mais il n’est pas exclu que nous puissions revenir à 30 %, voire plus. Il faudrait que beaucoup de choses se produisent pour que cela soit possible. Si les travailleurs d’Amazon et des entreprises d’intelligence artificielle étaient syndiqués et avaient davantage voix au chapitre, les mécanismes de production et de consommation seraient différents. J’ai l’impression que nous sommes à l’aube d’un changement et que la vraie question à se poser est celle de savoir si nous allons vers plus d’isolement et de nihilisme – et que tel est le choix qui s’offre à nous chaque jour : le nihilisme ou la solidarité.
Astra Taylor : L’une des façons d’aborder ce que vous avez décrit est de mettre l’accent sur la possibilité d’un service public de luxe au lieu d’une économie privée de consommation. Nous pourrions envisager d’investir dans des choses comme les bibliothèques et d’élargir leur objectif, de sorte qu’il ne s’agisse pas seulement de livres, mais aussi d’outils, de technologies, de cours et de toutes sortes de choses qui peuvent nous enrichir individuellement et collectivement. L’exemple classique est celui de la piscine. S’il existe de magnifiques piscines publiques et des espaces sociaux où l’on peut nager, des saunas et des possibilités de faire de l’exercice et d’être en public avec d’autres personnes, cela n’apporte pas seulement un avantage matériel, mais aussi un avantage social émotionnel.
Nous pensons que ce sont là des lieux de solidarité. Heather McGhee, dans The Sum of Us, décrit admirablement ce sujet et explique le rôle que jouaient les piscines publiques autrefois. Elles se sont taries sous l’effet de la suprématie blanche et aujourd’hui, si on veut réaliser cette sorte de rêve américain, il fut avoir sa propre eau chlorée qu’on ne partage avec personne. Mais ces piscines étaient et auraient pu être des lieux de rencontre avec des personnes de tous âges et de toutes races, et des espaces de solidarité.
Prenons l’exemple de l’Islande, où l’on trouve des piscines géothermiques chauffées naturellement. Chaque quartier dispose d’une sorte d’espace public où les gens se retrouvent et qui, selon les experts, est l’une des clés de la solidarité islandaise. C’est un service public de luxe. Les gens y passent du temps, parlent à leurs amis, profitent de l’eau. Voilà qui me paraît bien agréable.
Nous ne savons pas non plus dans quelle mesure notre niveau de consommation est le symptôme d’un malaise plus profond. Il existe des mesures de régulation que nous pourrions prendre, comme par exemple interdire l’obsolescence et dire qu’il est interdit de fabriquer des objets qui tombent en panne. Disons que c’est illégal. Et que, du coup, nous ne sommes pas obligés d’acheter constamment de nouveaux produits. Mais je pense que les biens publics pourraient convaincre un grand nombre de personnes. Je ne parle pas de convaincre en termes d’argumentation théorique, mais de quelque chose d’irrésistible qui séduit les gens. Le sociologue Eric Klinenberg parle de « palais pour le peuple », cette idée que nos biens publics devraient être en quelque sorte sacrés, que nous devrions faire des choses qui entretiennent un sentiment de fierté civique. Le fait d’être ensemble est vraiment important. Si nous pouvions créer de tels espaces, je pense que les gens changeraient profondément leur mode de vie.
Micah Uetricht : Il est en fait plus amusant d’aller dans une piscine où il y a un tas de gens, certains que vous connaissez, d’autres que vous ne connaissez pas, vous rencontrez de nouvelles personnes, vous vivez des expériences, plutôt que de faire des longueurs tout seul dans votre jardin. C’est une façon de montrer aux gens que c’est une meilleure façon de vivre notre vie.
Astra Taylor : Oui, un beau parc public est différent d’une pelouse. Il crée une énergie différente, entraîne des relations différentes, et c’est pour ça que nous les considérons vraiment comme des sites de construction de la solidarité et comme des composantes essentielles d’un hypothétique État solidaire.
Micah Uetricht : Leah, vous venez de mentionner le mouvement syndical. Lorsque j’ai appris que vous écriviez ce livre, j’ai immédiatement pensé au mémoire écrit par l’avocat et écrivain Thomas Geoghegan, Which Side Are You On ? (Dans quel camp êtes-vous ?)
Il écrit que son travail avec les syndicats représente un véritable saut dans un trou noir de la culture américaine, où toutes les valeurs américaines sont présentes, à l’exception de l’individualisme. Et dans ce trou noir, des hommes bedonnants d’âge moyen qui descendent des canettes de bière viennent se prendre par la main, avoir des gestes de contact et chanter « Solidarity Forever » (solidarité pour toujours). C’est la chose la plus dinguement anti-américaine qu’on puisse voir. Les syndicats se croient aussi américains qu’une tarte aux pommes, mais ils ne le sont pas. Allez dans n’importe quel local syndical, n’importe quel rassemblement syndical, et écoutez les discours. Il m’a fallu des années pour le percevoir, mais il y a un silence, un silence assourdissant, un silence de mort concernant l’individualisme. […] L’individualisme, c’est pour les briseurs de grève.
Le mouvement syndical a été le gardien central de ce concept de solidarité aux États-Unis et dans le monde, la force qui a été la condition sine qua non de la construction d’une société fondée sur plus de solidarité. Je fonde énormément d’espoir dans le fait qu’il existe manifestement un engouement pour le mouvement ouvrier. Les syndicats font l’objet de sondages plus positifs qu’ils ne l’ont jamais été depuis des décennies dans ce pays.
Des millions et des millions de travailleurs américains ont vraiment envie de se syndiquer. Ils reconnaissent que leur capacité individuelle à survivre sur le marché du travail n’est pas suffisante pour leur permettre de mener une vie décente et digne, et qu’ils ont besoin de ce type de rassemblement collectif, du véhicule collectif que sont les syndicats, pour parvenir à cette vie meilleure. Malgré plus d’un siècle de guerre contre le travail organisé dans ce pays et la façon dont les syndicats sont mis à l’écart, le désir de se syndiquer persiste.
Leah Hunt-Hendrix : Je suis également pleine d’espoir. L’année dernière, nous avons vu les [United Auto Workers] devenir beaucoup plus militants, en mobilisant de nouvelles usines dans le Sud et en ayant une réflexion concernant les chaînes d’approvisionnement du secteur automobile et des usines de véhicules électriques ; nous avons vu les Teamsters s’associer au syndicat des travailleurs d’Amazon, nous avons vu beaucoup plus de militantisme, beaucoup de travailleurs organisant des syndicats indépendants comme Trader Joe’s United et Starbucks Workers United. Nous observons une grande activité au niveau de la base. La demande est énorme et je pense qu’il incombe vraiment aux syndicats d’intensifier leurs efforts et de commencer à consacrer plus d’argent à l’organisation de nouveaux travailleurs.
Dans Jacobin Chris Bohner s’exprime sur les finances des syndicats et ceux-ci ont en fait plus d’argent que jamais : des actifs en banque, des actions à Wall Street. Mais ils dépensent environ un milliard de dollars de moins qu’auparavant pour organiser de nouveaux travailleurs. L’argent est là. La demande est là. Il s’agit en fait de décider si nous commençons à nous organiser à un tout autre niveau.
La citation de Thomas Geoghegan est très drôle parce qu’il présente cela comme des gens qui seraient plutôt des hommes blancs d’âge moyen qui boivent de la bière, mais en réalité le mouvement ouvrier est l’échantillon le plus diversifié de la société. Il est le reflet de l’Amérique. C’est un lieu où les gens peuvent vraiment construire une solidarité multiraciale. Il existe une réelle possibilité de reconstruire ce secteur. Il a tellement de pouvoir, et c’est pourquoi la droite a fait un effort si concerté pour le démanteler au cours des cinquante dernières années par le biais des lois sur le droit au travail.
Certaines régions du Sud avaient un taux de syndicalisation encore plus élevé que le Nord avant que des lois sur le droit au travail ne soient adoptées dans cette région. Il existe une réelle possibilité de reconstruire et je pense que toute personne qui s’intéresse au concept de solidarité devrait réfléchir à la manière de participer à cette reconstruction, car c’est comme l’église de la solidarité. C’est là que nous pouvons vraiment travailler ensemble, lutter ensemble, construire ces relations et avoir un impact réel sur la transformation de ce à quoi ressemble l’Amérique.
Micah Uetricht : Vous avez mentionné à plusieurs reprises tout au long du livre que la « guerre contre le wokisme » [passé simple du verbe anglais to wake, qui signifie en français « se réveiller », le mot « woke » a pris un sens véritablement idéologique dans la langue vernaculaire afro-américaine pour désigner le fait d’être conscient des injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles, religieuses, ou de toutes formes de discrimination, et mobilisé à leur sujet, NdT] menée par la droite est une tentative d’éradication de la solidarité naissante. Je pense que vous avez raison dans la mesure où le wokisme, quel qu’il soit, est enraciné dans le désir des gens d’agir en tout esprit de solidarité envers d’autres personnes qui ont été confrontées à l’oppression.
Mais il me semble également évident que l’un des principaux problèmes que posent certains des modes de pensée et de communication dominants au sein de la gauche ces temps-ci est qu’ils sont souvent fondamentalement anti-solidaires, que certaines des façons qu’ils ont pour parler de l’identité et de l’oppression ne visent pas à construire une solidarité avec les autres et à se considérer comme engagés dans une lutte commune avec d’autres personnes, mais plutôt à insister sur le caractère unique d’un type de lutte, d’un type d’oppression ou de types d’oppression « intersectionnels », comme étant uniquement valables par rapport à d’autres. Comment continuer à parler de ce genre de questions de manière à traiter de l’oppression tout en veillant à construire la solidarité ?
La solidarité, telle que nous la concevons, est une question de relations au-delà des différences. La solidarité n’est pas l’unité. La solidarité n’est pas l’uniformité.
Astra Taylor : La solidarité, telle que nous la concevons, est une question de relations au-delà des différences. La solidarité n’est pas l’unité. La solidarité n’est pas l’uniformité. Elle présente une dimension de différence. La solidarité transformatrice, telle que nous la concevons, consiste à relier les gens par-delà les différences. C’est l’une des choses qui la distingue de la solidarité réactionnaire, qui est essentialiste : suprématie blanche, misogynie, immigrants contre autochtones, « vrais Américains ». Cette dimension de la différence est importante et se retrouve également dans l’histoire.
Les différentes catégories d’identité que nous considérons aujourd’hui comme allant de soi se sont construites au fil du temps. La catégorie de la race noire est née de conditions historiques spécifiques et a évolué. La catégorie des travailleurs a évolué en fonction des personnes considérées comme blanches. La catégorie des travailleurs n’est pas apparue par hasard. Elle n’a pas été inventée un beau jour, et ce n’est certainement pas une chose que nous avons découvert indépendamment du contexte social. C’est quelque chose que les travailleurs eux-mêmes ont forgé. Des gens de métiers différents ont commencé à voir ce qu’ils avaient en commun et à se considérer non pas comme des artisans, des dessinateurs, des peintres ou des soudeurs, mais comme faisant partie de cette catégorie de travailleurs. Pour nous, la solidarité est liée à l’identité, mais elle ne lui est pas réductible. Nous devons toujours garder à l’esprit que les identités sont quelque chose que nous faisons et refaisons, au lieu de les essentialiser.
Dans notre livre, nous parlons beaucoup de l’approche transformatrice et heuristique de l’identité et des politiques identitaires, par opposition à une approche plus réactionnaire. Nous croyons sincèrement que les questions de race et de classe doivent être abordées de concert et que l’on ne peut ignorer les questions d’identité pour se concentrer sur l’économie. Nous ne pourrons pas aller très loin avec les gens si nous leur disons : « Laissez votre identité à la porte et contentez-vous de vous voir en termes de relations purement matérielles. » En effet, nous apportons tous nos identités et nos expériences à la table, mais comment pouvons-nous utiliser ces identités comme des portails pour nous comprendre les uns les autres et pour comprendre les personnes qui se trouvent dans des situations différentes, sans pour autant rester bloqués dans ces situations ?
Je pense réellement que les gens de gauche ne devraient pas alimenter la guerre de la droite contre le wokisme. Je ne pense pas que cela serve le moins du monde notre propos. Oui, il existe des formes néolibérales nocives de politique identitaire. Je les hais viscéralement. C’est la politique identitaire dans ce qu’elle a de pire. Mais lorsque les gens ont des intuitions morales, cherchent à comprendre l’injustice et en prennent conscience, il est de notre devoir de leur fournir un cadre différent. La version néolibérale de la politique identitaire est souvent ce que les gens rencontrent en premier, parce que c’est la culture dominante dans laquelle nous vivons.
Mais je ne pense pas que notre réaction doive consister à humilier les gens. Nous devrions plutôt dire qu’il existe d’autres paradigmes et d’autres cadres. Voilà pourquoi nous devons construire une solidarité au-delà des différences. Voilà pourquoi nous ne devrions pas nous laisser entraîner dans des « olympiades de l’oppression ». Au bout du compte, nous travaillons pour un avenir où il pourrait y avoir différentes façons de nous conceptualiser et de conceptualiser nos identités, et nous devrions adopter ce type de créativité.
Micah Uetricht : Vous avez mentionné une recherche très intéressante sur la communication politique menée par l’universitaire Ian Haney López, dans laquelle il préconise de parler du racisme non pas comme d’une sorte de bataille entre différents groupes raciaux, mais comme d’un outil brandi par la classe dirigeante pour diviser la classe ouvrière. Haney López appelle cela « la faux des ploutocrates », et il semble que cette approche pour parler du racisme et d’autres questions comme le statut de l’immigration ait été adoptée par certains leaders de mouvements importants ces dernières années.
Je pense en particulier au président de l’United Auto Workers, Shawn Fain, qui parle constamment des tentatives des patrons de diviser les travailleurs sur des questions de sexualité, de race ou de statut migratoire. Pouvez-vous nous parler de cet argument de la faux des ploutocrates et de la manière dont vous pensez qu’il devrait être utilisé par les mouvements ? Et en quoi cela concerne-t-il la solidarité ?
Leah Hunt-Hendrix : Dans son ouvrage Dog Whistle Politics (Les politiques démagogiques), Ian Haney López retrace l’histoire des méthodes employées par la classe dirigeante pour utiliser le racisme comme outil de division afin de détourner l’attention des débats sur l’économie et la fiscalité. Il s’agit de détourner l’attention vers « mais les championnes de l’aide sociale », « mais les voyous dans les rues », « mais la criminalité ». C’est ce que l’on retrouve dans le programme de Donald Trump et d’Elon Musk.
Une organisation que j’ai cofondée et avec laquelle je travaille, Way to Win, a conçu des publicités politiques qui synthétisent brièvement ce qui est en train de se passer. De l’autre côté, les Républicains tentent de faire régner la peur et de faire diversion en parlant d’immigration ou de taux de criminalité, mais il nous faut tenir bon ensemble. La seule façon de gagner est de s’unir au-delà des différences, de trouver nos liens communs et de lutter pour plus de justice et d’égalité pour tous. Les Démocrates font parfois un pas dans cette direction. Mais très souvent, ils retombent en fait dans le piège du « mais nous sommes intraitables à la frontière », « mais nous serons intraitable face au crime », et en cela ils tombent exactement dans le piège que López décrit. Son analyse des stratégies de la Droite et de la meilleure façon d’y répondre est vraiment excellente.
Astra Taylor : Les cadres qu’il a testés s’adressent à des personnes qui, autrement, pourraient être rebutées par des messages se résumant à « le racisme c’est mal » ou « les racistes sont des méchants ». Ou peut-être par un message qui serait trop ouvertement woke. Mais si l’on ajoute l’élément « pourquoi », alors le message s’adresse à un ensemble de gens beaucoup plus divers. Dire « les riches sont en train de se servir du racisme pour vous diviser afin de s’approprier une richesse et un pouvoir qui sont obscènes » – c’est pourquoi il s’agit d’une faux. Ils utilisent le racisme comme un outil pour cette récolte ubuesque.
Lorsque vous dites cela directement, cela touche vraiment les gens. Le problème des Démocrates cependant, c’est que cette idée ne leur est pas totalement familière. En revanche, elle l’est pour les membres du Squad [Le Squad est le nom officieux d’un groupe de huit représentants démocrates progressistes élus lors des élections législatives de 2018, 2020 et 2022, NdT]. Elle l’est aussi pour les membres de l’aile progressiste du parti. Mais de toute évidence Kamala Harris a manifestement joué la carte de la fermeté à l’égard de la criminalité et de la sécurité aux frontières. Ce n’est pas une plateforme de solidarité. C’est une plateforme qui s’oppose à la solidarité réactionnaire de Trump en cherchant un électorat à blâmer.
Micah Uetricht : C’est peut-être dans le débat public sur l’immigration que ce phénomène est le plus évident. À l’heure actuelle, les deux grands partis semblent vouloir se surpasser dans leur haine des immigrés et dans leurs politiques de fermeté aux frontières. Il semble bien qu’il y ait actuellement une certaine appétence pour ces questions au sein de l’opinion publique américaine. Mais il est plus important que jamais, surtout dans les années à venir, que notre politique d’immigration soit guidée par un sens de la solidarité. Nous savons que le nombre de réfugiés et de migrants qui arrivent dans notre pays n’est qu’une goutte d’eau par rapport à ce qui nous attend, avec les effets du changement climatique qui s’aggraveront dans un avenir très proche.
Astra Taylor : Je suis d’accord. Cependant, ce revirement hostile aux immigrés n’est pas non plus spontané. Il est dû au fait qu’une sorte de solidarité réactionnaire existe au sein de la droite. Le programme anti-immigration a connu un essor incroyable précisément en raison des avantages que procure la désignation de boucs émissaires parmi les personnes vulnérables. Lorsqu’on peut dire « Non, le problème n’est pas que votre patron vous sous-paie, le problème est qu’un immigré vient ici, fait baisser les salaires ou prend votre emploi », cela permet de faire baisser la pression sur le patron. C’est extrêmement efficace, et les Démocrates n’ont pas réussi à mettre en place un plan d’action pour contrer cela. Comme le démontre Dan Denvir, animateur de l’émission The Dig, dans son excellent ouvrage sur le sujet, cette démarche s’inscrit dans le droit fil de l’approche de l’establishment démocrate en matière d’immigration, qui date de plusieurs dizaines d’années..
Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il s’agit d’une question cruciale, mais je pense vraiment qu’il est important de décrédibiliser l’hostilité que nous constatons et de comprendre la manière dont ces peurs sont attisées. Il faut déplorer le fait que les Démocrates n’opposent pas à la solidarité réactionnaire une politique de solidarité plus progressive et plus efficace. Ils sont coincés dans une approche de construction de coalition. Il s’agit d’offrir un os à ce groupe-ci, un os à ce groupe-là, de blâmer les immigrés et d’espérer tenir le coup suffisamment longtemps pour gagner une élection. Au lieu de proposer une vision plus profonde et transformatrice qui puisse réellement galvaniser les gens et les enthousiasmer pour l’avenir.
Finalement posons-nous la question : pourquoi les gens émigrent-ils ? Ce n’est pas parce que l’Amérique est formidable. C’est important. Les gens ne viennent pas nécessairement ici parce qu’ils en ont envie. C’est parce qu’ils y sont obligés, à cause du manque de travail, du manque d’opportunités, du manque de sécurité, à cause de quelque crise climatique, de la guerre et des bouleversements, et cela souligne la nécessité d’un niveau plus profond d’internationalisme.
Leah Hunt-Hendrix : Nous avons un chapitre sur l’internationalisme. On peut y trouver des exemples de tentatives de construction d’États solidaires dans une seule nation, mais dans la réalité, cela ne fonctionne pas parce que nous sommes une société internationale. Il est très important de replacer ce débat sur l’immigration dans le contexte de la politique étrangère et de ce à quoi nous voulons que l’ordre mondial ressemble.
Une partie de ce que nous avançons dans ce chapitre est qu’il y a eu deux théories dominantes de l’ordre mondial : l’une est le type de mondialisation corporatiste qui permet une circulation rapide de l’argent mais non des personnes au travers des frontières, et l’autre est le nationalisme, qui est plus protectionniste et isolationniste. Mais ce ne sont pas les deux seules options. En fait, il s’agit des deux faces d’une même pièce. La mondialisation des entreprises stimule le nationalisme parce qu’elle engendre beaucoup d’inégalités.
Concernant la réflexion au sujet de l’ordre mondial, il existe une troisième voie, à commencer par la Première Internationale, qui s’interroge sur la manière dont les travailleurs peuvent s’unir par-delà les frontières, en s’appuyant sur l’organisation internationale du travail, puis sur les mouvements postcoloniaux. Après la Seconde guerre mondiale, nombre de dirigeants de pays postcoloniaux ont commencé à appliquer des politiques développementalistes et à réfléchir ensemble à un troisième bloc pendant la Guerre froide. Le Mouvement des non-alignés avait une vision différente. Ils ont créé le Nouvel ordre économique international, qu’ils ont proposé aux Nations unies, et leur vision de ce à quoi pourrait ressembler une communauté internationale était différente.
Tous les progrès sociaux que nous célébrons aujourd’hui ou que nous considérons comme acquis ont eu lieu parce que les gens ont tissé des liens de solidarité et se sont battus pour transformer leurs relations sociales.
Le débat sur l’immigration est lié au fait que l’Amérique s’est fortement impliquée dans l’anéantissement de cette vision et a ensuite participé à des coups d’État de droite contre nombre de ces dirigeants, en particulier en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Tout cela a conduit à la déstabilisation de ces économies et à la création d’un flux migratoire plus important. Nous ne pouvons vraiment pas aborder la question de l’immigration sans tenir compte du contexte historique et mondial. C’est tout aussi important que les recommandations d’Ian Haney López : racontez une histoire plus globale. Racontez l’histoire de ce qui se passe avec la faux des ploutocrates. Nous devons raconter cette histoire plus générale autour de l’immigration.
Micah Uetricht : Vous consacrez un chapitre de votre livre à la philanthropie, ce qui est logique à la fois parce que la philanthropie est malheureusement au cœur des questions relatives à la création de mouvements progressistes aujourd’hui, mais aussi parce que, Leah, la philanthropie est au cœur de ce que vous faites, en tant que personne venant d’un milieu très aisé. Votre chapitre sur la philanthropie est souvent assez cinglant, reconnaissant les problèmes liés aux dons caritatifs, même les mieux intentionnés. De toute évidence, vous avez beaucoup bataillé, à la fois intellectuellement et personnellement, avec ce concept.
Comment abordez-vous la question des dons philanthropiques sans saper les projets ou les mouvements ? Quels sont les mécanismes institutionnels qui peuvent permettre à des financements tels que ceux que vous octroyez de rester ancrés dans un espace de solidarité plutôt que de dépendre des caprices et des intérêts personnels des donateurs ?
Leah Hunt-Hendrix : C’est ce semblant de solidarité que nous appelons philanthropie. Elle semble altruiste, mais elle est souvent une source de pouvoir et de contrôle. Nous en venons ensuite à la question de l’organisation progressiste, les mouvements sociaux à but non lucratif ayant effectivement besoin de ressources. Comment résoudre cette quadrature du cercle ? Pendant la majeure partie de ma vie d’adulte, j’ai essayé de résoudre ce problème et j’ai créé un réseau de philanthropes progressistes appelé Solidaire (en français dans le texte), qui apporte une réponse rapide en matière de financement et de partenariats avec les mouvements.
Une nouvelle orientation de la philanthropie a vu le jour, appelée « philanthropie basée sur la confiance », qui tente d’éduquer les fondations pour qu’elles exigent moins des bénéficiaires, moins de comptes rendus sur les subventions, moins de statistiques, et plus de confiance. C’est une partie de la réponse, mais honnêtement, je ne pense pas que la philanthropie soit une véritable solution. C’est toute la structure des organisations à but non lucratif qui doit être chamboulée. Le fait est que tout cela avait été créé pour protéger la richesse, pour protéger les trusts et les fondations caritatives, ce qui n’est en fait qu’un moyen de thésauriser la richesse et d’en accumuler davantage tout en distribuant 5 % de la richesse par an.
Je m’intéresse au mouvement syndical en partie parce que nous avons besoin d’organisations financées par leurs propres membres, qui rendent des comptes aux personnes qui les financent. Les syndicats sont financés par les travailleurs. Je pense qu’il y a beaucoup d’autres expériences à tenter pour créer des flux de financement différents. Mais je pense également qu’il est important de s’éloigner le plus possible de la philanthropie. Mais c’est compliqué. Il y a là une contradiction. Nous sommes coincés dans cette structure bancale qui fait que si vous voulez faire du bon travail, du travail progressiste, vous dépendez de donateurs qui peuvent ne pas être d’accord avec votre vision véritable, et vous devez la façonner et la définir dans des termes qu’ils préfèrent entendre.
Micah Uetricht : Dans la conclusion, vous écrivez :
Toute tentative pour forger des liens relevant d’une solidarité transformatrice implique de croire en quelque chose que nous ne pouvons pas voir et que nous ne pouvons pas prouver avant que cela ne se produise. En dépit de tous les conflits passés et présents, nous sommes en capacité de changer le monde pour le meilleur si nous reconnaissons notre interdépendance, en étendant la solidarité au-delà des confins de la similarité, qu’il s’agisse de la parenté, de la race ou de la nationalité, ce qui exige la conviction que nous pouvons refaire notre monde et nous-mêmes.
Plus loin, vous écrivez : « Choisir la solidarité transformatrice n’est donc pas un choix entièrement rationnel. Rien ne garantit que le travail d’organisation sera couronné de succès. En fait, il y a de fortes chances pour qu’un mouvement donné n’aboutisse pas ».
Cela nous ramène sur le terrain religieux dont nous avons discuté plus tôt, à savoir l’acte de foi de la solidarité. Celle-ci n’est peut-être pas totalement rationnelle, mais il y a lieu de penser que le choix de la solidarité est dans l’intérêt des gens, même s’ils ne gagnent pas toujours. Pour conclure, défendez ce point. Pourquoi choisir la solidarité ?
Astra Taylor : La solidarité est un acte de foi parce que rien n’est garanti. Il faut s’habituer à l’échec et aux revers. Mais à plus long terme, je pense que c’est une valeur sûre.
Pendant une période, j’ai insisté pour que le titre complet du livre soit « Solidarité : La seule chose qui puisse nous sauver ». Si vous vous référez à l’histoire, vous constaterez que la solidarité est à l’origine de tout ce qui est bon au niveau social. Tous les progrès sociaux que nous célébrons aujourd’hui ou que nous considérons comme acquis sont survenus parce que les gens ont tissé des liens de solidarité et se sont battus pour transformer leurs relations sociales.
En ce sens, je pense qu’il ne s’agit pas d’un acte de foi. Il s’agit en fait d’une entreprise très rationnelle. Quand on voit plus grand, et en ce moment où nous sommes confrontés à tant de crises, depuis la menace croissante de l’autoritarisme jusqu’à la financiarisation croissante de nos vies en passant par le changement climatique, je pense tout simplement que les appels à la solidarité doivent se faire de plus en plus pressants. Je suis un fervent partisan de la solidarité de ce point de vue et je pense qu’il s’agit d’un sujet dont nous devons parler davantage, mais aussi d’un sujet que nous devons développer davantage.
Leah Hunt-Hendrix : À bien des égards, ce livre est l’histoire intellectuelle d’une longue tradition de personnes qui ont choisi la solidarité depuis la révolution industrielle, comme Rosa Luxembourg, Martin Luther King Jr, les dirigeants postcoloniaux et les dirigeants syndicaux de notre époque. Je ne peux pas imaginer une tradition à laquelle je préfèrerais appartenir. C’est une tradition qui vise les étoiles, qui a une grande vision et de grands espoirs, puis qui fait le travail. Je pense que c’est la meilleure façon de vivre notre vie et que c’est aussi la plus intéressante.
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Astra Taylor est écrivaine, documentariste et organisatrice. Son dernier film s’intitule What Is Democracy ? ( Qu’est-ce que la démocratie ?) et son dernier livre Remake the World: Essays, Reflections, Rebellions.( Refaire le monde : Essais, réflexions, rébellions.)
Leah Hunt-Hendrix est une activiste, une théoricienne politique et une bâtisseuse de mouvements qui a cofondé trois organisations, dont Way to Win.
Micah Uetricht est rédacteur en chef de Jacobin. Il est l’auteur de Strike for America : Chicago Teachers Against Austerity et coauteur de Bigger than Bernie : How We Go from the Sanders Campaign to Democratic Socialism.
Source : Jacobin, Astra Taylor, Leah Hunt-Hendrix, 27-11-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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4 réactions et commentaires
Mille mercis pour la sélection et l’équipe de traduction : jamais je n’aurais eu le courage de le lire en anglais et cet article est pourtant importantissime
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AlerterPetit souci sur la légende de la photo : le 31 août 1931 => 1991
Deuxième manifestation de la journée de solidarité de l’AFL-CIO à Washington, le 31 août 1931. (UPI / Bettmann Archive / Getty Images)
Interview par Micah Uetricht
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AlerterUne proposition pour Macron : remplacer Fraternité (trop de frères ennemis et invisibilisation des soeurs) par Solidarité, dans notre devise… Il pourrait s’interroger sur le sens plus large, plus généreux, de ce terme … et ça le changerait du Panthéon, réservé aux Grands !
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AlerterBonjour,
je suppose que le livre de référence est en anglais, est il ou sera t il traduit en français bientôt ?
Un interview de très grande qualité, par la pertinence du sujet, de l’historicité particulièrement bien décrite et la grande clarté des arguments.
Merci encore !
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