Une nouvelle étude du Council on Foreign Relations (CFR) sur la politique américaine vis-à-vis de Taïwan est à la fois périlleuse et fallacieuse.
Source : Responsible Statecrafft, Michael D. Swaine, Jake Werner, James Park
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Compte tenu du nombre de ses membres et de sa direction prestigieuse, le Council on Foreign Relations (CFR) est généralement considéré comme le principal groupe de réflexion en matière de politique étrangère aux États-Unis, reflétant les points de vue avisés et majoritaires de l’establishment américain en matière de politique étrangère.
Il est donc intéressant et potentiellement dangereux que le CFR vienne de publier une évaluation de la politique américaine à l’égard de Taïwan qui reflète largement le point de vue des faucons à Washington sur une série de questions, notamment en ce qui concerne la valeur stratégique de Taïwan pour les États-Unis et les objectifs de Xi Jinping et du Parti communiste chinois (PCC). Si ce point de vue très controversé est mal interprété par l’ensemble des décideurs politiques, qui y voient le fruit d’un consensus d’experts, les États-Unis pourraient s’exposer à une nouvelle escalade avec la Chine, au risque d’aboutir à un conflit grave.
Le rapport est censé s’appuyer sur les opinions d’un groupe de travail (task force) composé d’un large éventail d’experts en matière de relations américano-chinoises et américano-taïwanaises. Toutefois, la majeure partie de l’étude ignore ou minimise bon nombre des positions plus équilibrées défendues par ceux qui participent actuellement au débat sur la politique de Taïwan. En conséquence, cinq des 17 membres de la task force ont exprimé leur désaccord avec le rapport, citant des problèmes fondamentaux liés à la nature de ses arguments et de ses recommandations (deux autres membres de la task force ont exprimé leur désaccord en adoptant une position encore plus belliciste).
Le rapport s’ouvre sur une note encourageante, faisant preuve d’une grande perspicacité quant à la dynamique d’escalade qui a émergé de l’effondrement des relations entre les États-Unis et la Chine :
« La Chine, qui s’oppose aux mesures prises par les États-Unis concernant les relations avec Taïwan, a accusé ces derniers d’avoir une fausse politique du principe d’une seule Chine. Les États-Unis affirment de leur côté que leurs actes sont en cohérence avec leur politique d’une seule Chine et qu’ils constituent une réponse nécessaire face à la coercition accrue de la Chine à l’égard de Taïwan. Cette dissension est à l’origine d’une dynamique de type action-réaction par laquelle la Chine exerce des pressions sur Taïwan, ce qui incite les États-Unis à prendre des mesures pour démontrer leur soutien à Taïwan, entraînant à son tour une augmentation des pressions chinoises sur l’île. »
À partir de là, on peut s’attendre à ce que les actions déstabilisatrices de toutes les parties soient passées au crible. En ce qui concerne les orientations politiques, il serait intéressant de savoir quelles sont les méthodes de garantie mutuelle que chaque acteur devrait mettre en œuvre et quelles sont les lignes rouges que chacun devrait éviter. Plus important encore, il faut espérer que sera abordée la question de savoir comment les États-Unis et la Chine pourraient redonner une base solide à leurs relations – la condition préalable étant que chaque partie ait foi dans les assurances données par l’autre quant au respect du statu quo qui a assuré la sécurité de Taïwan pendant plus de quarante ans.
Au lieu de cela, les moyens de pression chinois sont étudiés en détail tandis que ceux des États-Unis et de Taïwan sont laissés de côté, ce qui donne l’impression d’une agression unilatérale plutôt que d’une insécurité alimentée par les deux parties. Bien que le rapport soutienne rhétoriquement la politique d’une seule Chine et appelle judicieusement les États-Unis à éviter les gestes symboliques à l’égard de la souveraineté taïwanaise, toutes les autres suggestions visent à renforcer la capacité de Taïwan et des États-Unis à résister à l’influence chinoise. Nombre de ces idées sont judicieuses, mais elles ne peuvent réussir à dissuader l’agression chinoise que si elles sont accompagnées d’initiatives positives solides. Dans le climat actuel, un programme de « dissuasion » bancal entraîne la spirale de l’escalade vers le conflit.
Le problème le plus grave soulevé par le rapport, et qui influence toutes ses autres évaluations, est peut-être sa description de Taïwan comme étant une position stratégique vitale qui doit être maintenue à l’abri de l’influence chinoise afin de préserver la puissance militaire des États-Unis dans la région Asie-Pacifique.
Citant à maintes reprises le témoignage au Congrès d’un seul fonctionnaire de la défense américaine (ses remarques n’ont d’ailleurs pas été reprises par la suite par l’administration Biden), le rapport affirme que Taïwan a un rôle vital pour les États-Unis en raison de sa « position géographique au centre de la première chaîne d’îles… de son rôle en tant que centre mondial de fabrication de semi-conducteurs… [et] de sa volonté de travailler avec les États-Unis en tant que partenaire de confiance sur les questions transnationales ». Selon les auteurs, le sort de Taïwan « déterminera en grande partie la capacité de l’armée américaine à opérer dans la région. »
Et pourtant, la valeur stratégique de Taïwan concernant la position militaire mondiale des États-Unis en Asie est un point qui fait débat parmi de nombreux analystes et universitaires, souvent sans qu’il puisse être apporté de conclusions décisives. Certes, le contrôle de Taïwan par la Chine entraînerait sans aucun doute des entraves considérables à la capacité opérationnelle des États-Unis en Asie, il est cependant plus que contestable que cela puisse avoir sur la capacité de déploiement des États-Unis dans la région des effets aussi importants et déterminants que le prétend le rapport.
Plus important encore, en définissant Taïwan comme un atout stratégique essentiel pour les États-Unis, le rapport rejette la politique d’une seule Chine, qui stipule que les États-Unis accepteront toute résolution de la question de Taïwan (y compris l’unification) si elle est obtenue de manière pacifique et sans coercition.
Bien qu’il présente la question de Taïwan comme un problème de concurrence stratégique entre les États-Unis et la Chine et qu’il fasse de nombreuses propositions politiques pour que Washington préserve sa position dominante vis-à-vis de Pékin, il est paradoxal de constater que le rapport préconise qu’ils continuent de défendre le principe d’une seule Chine et rassurent Pékin sur le fait que Washington ne cherche pas à séparer Taïwan de la Chine de manière permanente.
Pour ce faire, il suffit apparemment de répéter le mantra selon lequel Washington continue de soutenir le principe d’une seule Chine tout en évitant les « gestes symboliques (tels le voyage de l’ancienne présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan en 2022) susceptibles de provoquer une réaction brutale de la part de la République Populaire de Chine et de faire craindre à Pékin que Washington ne s’éloigne de sa politique d’une seule Chine ». En d’autres termes, la Chine devrait nous croire sur parole. La question qui n’est pas élucidée est de savoir comment des mesures aussi dérisoires pourront convaincre Pékin que Washington reste favorable à une réunification diplomatique alors que les États-Unis mettent en œuvre des politiques fondées principalement sur un argument stratégique visant à maintenir Taïwan hors des mains de la Chine.
La deuxième affirmation très problématique du rapport est celle qui voudrait que Xi Jinping soit probablement susceptible de devenir de plus en plus agressif à l’égard de Taïwan, voire qu’il aura recours à la force, afin de « gagner le soutien de la population en faveur du PCC et de son pouvoir personnel, » en particulier si l’économie chinoise continue de ralentir.
Bien que le rapport n’apporte aucune preuve concrète et admette à juste titre que cette description de l’état d’esprit de Xi est purement spéculative, il utilise néanmoins cette affirmation comme un élément important de son argumentation en faveur d’une multiplication par deux de toutes les formes de dissuasion tout en négligeant les mesures crédibles visant à rassurer la Chine. Compte tenu de cette analyse partiale et militariste, les auteurs du rapport recommandent aux États-Unis de mettre leurs industries de défense « sur un pied de guerre ».
La logique du rapport, qui fait largement la part belle à la dissuasion plutôt qu’à la promesse de garanties pour rassurer la Chine, est que les États-Unis devraient abandonner leur politique d’ambiguïté stratégique à l’égard d’une intervention militaire américaine en cas de conflit avec Taiwan au profit d’une politique de clarté stratégique qui garantisse une telle intervention. Le groupe de travail a évalué le choix entre l’ambiguïté et la clarté, mais n’est pas parvenu à un consensus. Le rapport se prononce néanmoins en faveur de la clarté stratégique en recommandant que les déclarations répétées du président Biden selon lesquelles les États-Unis interviendraient militairement dans tout conflit deviennent « la nouvelle base de référence de la politique officielle des États-Unis ».
En résumé, au lieu d’apporter son soutien à une approche plus crédible et plus équilibrée de la question taïwanaise, le rapport du CFR ne fera que renforcer l’approche de nombreux analystes de la défense à Washington, axée sur la dissuasion militaire et l’approche pour rassurer. Ce faisant, il ignore ou minimise les contre-arguments d’autres personnes, dont certaines faisaient partie du groupe de travail. Ses recommandations engageraient les États-Unis dans une course aux armements illimitée et de plus en plus intense avec la Chine au sujet de Taïwan. Une telle approche unilatérale renforcerait la suspicion et la méfiance des Chinois à l’égard des intentions des États-Unis, augmentant ainsi la probabilité d’une crise grave ou d’un conflit avec Pékin et mettant le peuple taïwanais en grand danger.
Source : Responsible Statecrafft, Michael D. Swaine, Jake Werner, James Park, 29-06-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Résumé de la situation : les néo-conservateurs considèrent que Taïwan, ile chinoise, doit rester une colonie états-unienne. Quitte à faire une guerre nucléaire ? Ils en sont capables ces docteurs Folamour qui ont déclaré qu’ils étaient prêts à se battre jusqu’au dernier ukrainien dans leur guerre contre la Russie.
6 réactions et commentaires
A quoi peuvent bien servir ce genre de rapport? Sinon à rémunérer toutes sortes « d’experts » pour écrire des banalités oxymoriques : une seule Chine mais sans Pékin!
Bref, quelque chose comme de la schizophrénie diplomatique.
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AlerterRésumé de la situation : les néo-conservateurs considèrent que Taïwan, ile chinoise, doit rester une colonie états-unienne. Quitte à faire une guerre nucléaire ? Ils en sont capables ces docteurs Folamour qui ont déclaré qu’ils étaient prêts à se battre jusqu’au dernier ukrainien dans leur guerre contre la Russie.
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AlerterIl y a des éléctions à Taïwan en Janvier prochain , on pourrait pas laisser les gens décider pour eux mêmes ? C’etait pas censé ètre ça la « doctrine Wilson » ?
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Alerterl´aurait fallut que les usa l’appliquent pour qu’on ait une idée de ce que c’est
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AlerterUn article « Colombe » dans « Responsible Statecraft ? Elles doivent vraiment avoir peur que ça dérape là-bas après le relatif fiasco Ukrainien qui a tout de même rapporté aux faucons la Suède et la Finlande passés de neutres à « membres de l’OTAN » (ou presque).
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AlerterIl y a les faucons et puis les vrais. Les premiers ont un objectif hégémonique et une stratégie ad hoc. Les seconds pensent que les premiers vont leur apporter protection, démocratie et prospérité, Il paraitrait que c’est gravé dans le marbre…heu non le chewing gum pardon.
Ils sont dans un déni de réalité et de logique, que les médias entretiennent savamment, avec le jeu de rôle pourtant éculé des gendarmes et des voleurs planétaire.
Les chinois sont les voleurs bien sur….
Quant aux russes, n’en parlons pas…
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