Ce n’est pas parce que Biden essaie de se rabibocher avec Macron qu’il doit continuer à alimenter une politique sans issue.
Source : Responsible Statecraft, Alex Thurston
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le 12 janvier, John Hudson, du Washington Post, a publié un article détaillant la décision de l’administration Biden de continuer à soutenir les opérations antiterroristes françaises dans la région du Sahel en Afrique – malgré l’échec de ces opérations au cours de la dernière décennie.
Après avoir déployé des troupes dans le nord du Mali en 2013 pour chasser les djihadistes des grandes villes, les Français ont fait la transition vers une mission antiterroriste à l’échelle de la région, l’opération Barkhane, en 2014. L’avenir de Barkhane n’est pas clair au milieu d’une réduction partielle des forces et de l’annonce en juin par le président français Emmanuel Macron de la fin de la mission. Malgré ces évolutions, Barkhane continue de mener des opérations à un rythme assez rapide, et les Français construisent simultanément une unité de forces spéciales paneuropéenne appelée Task Force Takuba. Les responsables français avaient également menacé de mettre fin aux opérations au Mali si les autorités maliennes faisaient appel à l’aide russe sous la forme de mercenaires du groupe Wagner. La junte malienne avait contacté les Russes après que la France eut annoncé qu’elle réduirait de moitié ses propres troupes de l’opération Barkhane.
Selon Hudson, la décision de l’administration Biden de continuer à fournir un soutien logistique et en matière de renseignement aux opérations françaises au Sahel a été prise dans le cadre d’une ouverture diplomatique plus large, à la suite d’un différend franco-américain sans aucun rapport avec la question de savoir qui vendrait des sous-marins à l’Australie. Le pacte de sécurité trilatéral entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, connu sous le nom d’AUKUS, annoncé en septembre 2021, implique le soutien des États-Unis et du Royaume-Uni à l’Australie pour des sous-marins à propulsion nucléaire – un accord qui a sapé un contrat franco-australien de 2016 pour des sous-marins diesel-électriques. En réponse à l’AUKUS, la France a rappelé son ambassadeur à Washington pour ce qui pourrait être la toute première fois. Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a qualifié le pacte – et ce que les Français considèrent comme une attaque américaine et britannique contre des intérêts économiques français fondamentaux – de « comportement inacceptable entre alliés et partenaires ». Les tensions qui en ont résulté ont poussé Washington à chercher d’autres moyens d’apaiser les Français, et sa décision de fournir une assistance au Sahel semble être l’un de ces moyens.
Selon Hudson, la décision de Biden va à l’encontre d’une étude inter-agences et des critiques extérieures qui ont mis en doute l’efficacité des politiques actuelles de contre-insurrection au Sahel. Selon Hudson, l’administration Biden espère que les Français donneront suite à la réforme de ce qui a été une stratégie sans issue axée sur l’élimination des principaux djihadistes. Paraphrasant un haut fonctionnaire anonyme de l’administration, Hudson écrit : « La Maison Blanche a fondé sa décision sur l’objectif commun de réduction de la violence et sur la promesse des Français de se concentrer davantage sur les questions de gouvernance et de développement. »
Pourtant, les Français ont promis à plusieurs reprises un tel recentrage ; la « Coalition pour le Sahel » dominée par les Français, lancée en 2020, inclut la gouvernance et le développement comme deux de ses quatre piliers, aux côtés de la lutte contre le terrorisme et de la formation militaire. Cette « coalition » n’a guère progressé sur ce point au cours des deux années écoulées.
Même au milieu d’un retrait partiel de l’armée française, la politique française continue de mettre l’accent sur la décapitation. L’article de Hudson s’ouvre sur le récit d’une opération menée en octobre 2021 au Mali par les forces françaises, avec l’aide de drones et de renseignements américains, au cours de laquelle les Français ont tué un chef de bataillon djihadiste. L’opération, écrit Hudson, a été « saluée par Paris comme un modèle de coopération américano-française en matière de contre-terrorisme. » Le fait que les Français restent si enthousiastes à l’idée de tuer des djihadistes individuels – les communications du gouvernement français sont pleines de descriptions de personnes « neutralisées » – témoigne de la myopie de la stratégie française.
Des commandants de haut niveau, dont le chef de la branche nord-ouest d’Al-Qaïda en Afrique, ont été tués, et pourtant la situation empire d’année en année au Sahel. Les Français n’ont effectivement pas de stratégie autre que celle de faire plus de la même chose, et les changements dans leur approche ont été plus motivés par les relations publiques que par un engagement sérieux face aux sombres réalités du Sahel.
Pour commencer, une grande partie de la violence dans la région est le fait des forces de sécurité de l’État et des milices communautaires : au troisième trimestre 2021, l’ONU a calculé qu’au Mali, 54 % des « incidents violents contre des civils » étaient perpétrés par des djihadistes, mais que 20 % venaient des milices communautaires et 15 % des forces de sécurité nationales et internationales. En d’autres termes, le simple fait de tuer les djihadistes ne suffira pas à endiguer la violence, en particulier dans les zones où les conflits s’appuient sur des tensions foncières de longue date, aggravées aujourd’hui par l’importance croissante de la dimension ethnique.
En outre, malgré l’espoir que chaque assassinat perturbera d’une manière ou d’une autre les réseaux terroristes, les Français semblent avoir une compréhension trop hiérarchique du djihadisme dans la région. Le djihadisme au Mali, au Niger et au Burkina Faso a des « racines sociales » qui rendent les formations djihadistes plus complexes qu’un simple château de cartes ou un « organigramme » que l’on peut épingler au mur du bureau d’un analyste de la CIA. Ce n’est pas en retirant une carte, ou dix, que le château s’effondre, pas plus qu’en rayant d’un trait sur l’organigramme les photos de militants à longue barbe. Pour chaque commandant ou expert en explosifs supposé être super important qui est tué, un autre prend sa place.
C’est la politique sans issue que soutient Washington, une politique qui reflète les échecs de l’approche américaine en Afghanistan, en Irak, au Yémen, en Somalie et sur d’autres théâtres. En Irak, les efforts de l’armée américaine pour contrer Al-Qaïda en Irak (AQI) ont fini par atteindre un rythme opérationnel étonnant de 300 raids par mois, ciblant des agents de niveau intermédiaire ; et pourtant, des généraux de haut rang ont laissé entendre que même à ce rythme, la « défaite » finale des militants était impossible.
Les généraux ont suggéré que les forces américaines auraient dû maintenir ce rythme indéfiniment pour empêcher une résurgence d’AQI : « Tant que les causes politiques du conflit ne sont pas traitées, il pourrait réapparaître », a déclaré le général Stanley McChrystal à un chercheur. De tels espoirs sont naïfs – ou au pire, peuvent devenir des prétextes à des déploiements illimités sur le sol d’autres pays. La puissance occupante (ou dans le cas du Sahel, la puissance quasi-occupante qu’est la France) est presque toujours structurellement incapable de traiter les « causes politiques du conflit ».
Une puissance étrangère fausse inévitablement la politique du « pays hôte » en soutenant des favoris, en négligeant les abus et la corruption du gouvernement hôte, et en déclenchant un sentiment anti-étranger – autant de dynamiques qui affectent de plus en plus la France au Sahel, où ses alliés politiques sont tous en difficulté et où le sentiment anti-français est en hausse. Le soutien américain aux opérations antiterroristes françaises peut être diplomatiquement opportun, mais il ne fait que prolonger une situation dysfonctionnelle où tout « succès » est éphémère.
Source : Responsible Statecraft, Alex Thurston, 18-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
Il faut être objectif, l’opération Barkhane, c’est combien d’hommes: 4000
La zone d’opération, c’est à dire le Sahel, c’est combien de Km², beaucoup plus que la superficie de la France.
Comment peut-t-on croire que le but de cette opération est de lutter contre le djihadisme, favoriser la gouvernance et le développement ?
L’exemple Afghan n’a décidément pas suffit à distiller les yeux de nos chroniqueurs conventionnelles.
10 réactions et commentaires
Il faut être objectif, l’opération Barkhane, c’est combien d’hommes: 4000
La zone d’opération, c’est à dire le Sahel, c’est combien de Km², beaucoup plus que la superficie de la France.
Comment peut-t-on croire que le but de cette opération est de lutter contre le djihadisme, favoriser la gouvernance et le développement ?
L’exemple Afghan n’a décidément pas suffit à distiller les yeux de nos chroniqueurs conventionnelles.
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AlerterParce que vous croyez qu’on a les moyens d’en déployer le double vous? Il faut être objectif, c’est surement mieux que rien.
+1
AlerterIl est con cet article… l’auteur préfère une Afrique livrée aux islamistes aux russes et aux chinois? Il faudrait peut être demander leur avis aux africains non?
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AlerterLes africains (pas leurs gouvernants corrompus jusqu’à la moelle) ne souhaitent qu’une chose (comme tous les peuples de cette planète) : Qu’on leur foute la paix et qu’on cesse de polluer/contaminer/pourrir la terre sur laquelle ils vivent depuis des centaines de générations.
Exit donc les grandes mines qui font crever les populations locales avec leurs rejets toxiques, les cultures qui ne profitent pas aux populations locales, la destruction systématique de leur environnement qui permet aux riches occidentaux de vivre dans le luxe sur le ds de la misère des populations locales.
Et ne vous en faites pas, si les occidentaux quittent le terrain d’autres prendront immédiatement leur place car les profits passent avant tout.
Concernant les islamistes fanatiques (EI, Boko haram et consorts), la meilleurs stratégie consisterait à coller de très grosses baffes aux wahhabites des pétromonarchies pour qu’ils cessent d’exporter leur idéologie archaïque et sanguinaire, mais comme ce sont des « amis » de « nos élites » (surtout US) nous pouvons toujours rêver…
+18
AlerterIl y a aussi des mines et des plantations bien gérées qui profitent à la population locale. La transformation a du retard mais est en cours.
Par exemple, dans les plantations de la Compagnie Fruitière en Afrique, en plus de la production principale (banane, ananas, mangue, etc.), on cultive en intercalaire des produits vivriers. D’une part parce que c’est rentable, d’autre part parce que cela profite aux populations locales et fixe les ruraux. Peu importe ce qu’on pense des pouvoir français ou locaux, ce qui compte c’est ce qui se réalise sur le terrain.
En ce qui concerne les mines, quand le minier est français (les miniers sont surtout Australiens et Canadiens mais aussi Chinois) il y a respect plus strict de l’environnement et prise en compte de l’ensemble des besoins des populations locales.
Allez voir sur le terrain, c’est la meilleure manière de se rendre compte que tout bouge très vite et dans le bon sens chaque fois qu’on laisse des investisseurs étrangers sérieux s’entendre avec leurs interlocuteurs locaux sérieux. Les palinodies affligeantes de nos dirigeants ne doivent pas nous conduire à mépriser le boulot remarquable qui est fait par nos chefs d’entreprises et par leurs associés africains.
Il y a de la compétence, de l’énergie et du dévouement des deux côtés : mettons le en évidence et l’on sera mieux armés pour dénoncer les errements d’un grand nombre de politiques.
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AlerterMesure-t-on à quel point l’affaire Pétronin a pu décrédibiliser, pour ne pas dire déshonorer, la France ? Les Maliens peuvent même se demander si, pour les autorités françaises, la liberté d’une Blanche (restée dans le coin contre l’avis de son gouvernement) ne vaut pas bien plus que celles de nombreuses Noires, celles que les 200 djihadistes libérés risquent fort d’enlever pour en faire des esclaves sexuelles. On voit le résultat.
+3
AlerterNe rien faire contre ceux qui se servent des problèmes sociaux de ces pays pour pousser des agendas politico-religieux d’extension des thèses wahhabites à coup de pétro-dollars « humanitaires » c’est con.
Envoyer des mercenaires raser les madrassas avec les occupants dedans ça ne règle pas les problèmes sociaux d’origine non plus.
On parle de pays où la majorité des gens n’ont pas accès à l’eau potable. Au XXIeme siècle.
+3
AlerterSans compter tous ceux qui crèvent plus ou moins vite de la pollution et de la destruction de l’environnement causés par l’extraction minière…
Et si les occidentaux se retirent, d’autres prendront immédiatement la place vacante en étant au mois aussi « respectueux » de l’environnement, voire même largement pires.
La malédiction de l’Afrique provient des ressources naturelles importantes que l’on peut exploiter sans se soucier de l’avis de la population et de l’absence totale d’indemnisation de ces populations pour les désastres provoqués par cette exploitation.
Si les populations locales étaient indemnisées et décemment rémunérées pour ces ressources naturelles elles pourraient vivre décemment sur leurs terres et n’auraient pas besoin de s’exiler pour parvenir à survive dans la honte.
Mais ça plomberait les profits des entreprises qui exploitent ces ressources « gratuites » que la nature à DONNÉ aux exploitants, pas à ces hordes de « va nus pieds » totalement incapables de « valoriser » ces bienfaits.
Avec la bénédiction des « élites » qui dirigent ces pays bien sûr.
+7
AlerterAlors qu’au 19 eme siècle, la France a su construire une présence unique dans le monde, son histoire est maintenant stigmatisée individuellement par des ayathollas de la « bien pensance » au nom de pseudo valeurs morales alors que la société leur a collectivement tout donné. Préférant à l’action, l’analyse de la recherche de pseudo causes de maux, ils refont l’histoire oubliant souvent que la guerre est un phénomènes inhérent à toutes les sociétés et qu’elle s’inscrit dans un large processus dont les batailles ne sont qu’un épisode. Les décisions de sa mise en oeuvre restent de nature politique.
A ce propos l’on doit rendre un hommage particulier à l’armée française et à ses cadres, qui restent un modèle d’intégration collective, malgré la suppression du service militaire, et qui est constituée pour faire face aux nouveaux enjeux de la sécurité nationale et pour combattre dans différents types de guerre.
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AlerterMerci Monsieur pour votre beau commentaire. Un peu de France dans un monde de haineux de leur propre pays.
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