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24.avril.202524.4.2025 // Les Crises

Un tribunal condamne Greenpeace à verser 660 millions de dollars à une société de construction de pipelines

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La décision rendue le 19 mars par un jury du Dakota du Nord crée un précédent inquiétant qui pourrait éroder les droits de manifester aux États-Unis.

Source : Cody Bloomfield, Truthout
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Indigenous Water Protectors [militants de la protection de l’eau, NdT] et d’autres militants écologistes manifestent contre le Dakota Access Pipeline (DAPL) dans le Dakota du Nord, le 22 février 2017. En mars 2025, un jury a condamné Greenpeace à verser des millions de dollars de dommages et intérêts à Energy Transfer Partners, la société qui a construit l’oléoduc Dakota Access, pour avoir soutenu les manifestations contre le DAPL. Michael Nigro / Pacific Press / LightRocket via Getty Images

Le 19 mars 2025, un jury du comté de Morton, dans le Dakota du Nord, a rendu un verdict catastrophique à l’encontre de Greenpeace dans le cadre d’un procès aux enjeux considérables concernant les actions de Greenpeace lors des manifestations contre le Dakota Access Pipeline (DAPL), obligeant Greenpeace à verser plus de 660 millions de dollars de dommages et intérêts à Energy Transfer Partners, la société qui a construit l’oléoduc Dakota Access.

Au cours des trois semaines et demie de procès, Greenpeace et Energy Transfer Partners se sont écharpés quant au degré d’implication de Greenpeace sur le terrain pendant le soulèvement des protecteurs de l’eau #NoDAPL en 2016-2017. Au plus fort du mouvement, des milliers d’autochtones et alliés ont convergé vers le Dakota du Nord pour manifester contre la construction de l’oléoduc. L’épicentre du mouvement concernait les risques de déversement posés par la traversée du lac Oahe, tronçon du fleuve Missouri et unique source d’eau de la nation sioux de Standing Rock.

Energy Transfer Partners a cherché à rendre Greenpeace responsable d’« incitation » aux comportements illégaux qui ont eu lieu pendant les manifestations, à obtenir des dommages et intérêts sur le plan économique à cause du rôle de Greenpeace dans les campagnes de désinvestissement menées contre les bailleurs de fonds de DAPL, et à obtenir des dédommagements au titre de diffamation en raison des déclarations faites par Greenpeace lesquelles Energy Transfer Partners considère comme fausses. Après avoir été sollicité par les organisateurs autochtones, Greenpeace USA a apporté son soutien aux manifestations sur le terrain, en fournissant des panneaux solaires pour recharger les téléphones des manifestants et en accordant une subvention de 20 000 dollars pour soutenir les formations à l’action directe. Ces formations portaient sur les tactiques de désobéissance civile, notamment l’utilisation de la tactique « sleeping dragon » pour former des barrages. [Les dragons dormants désignent une variété de dispositifs artisanaux utilisés par les manifestants pour s’enchaîner ensemble ou avec d’autres objets, NdT] Greenpeace a bien envoyé six de ses membres sur les lieux des manifestations, mais a soutenu devant le tribunal que personne de Greenpeace ne s’était jamais livré à une intrusion ou à toute autre forme de comportement illégal. Selon le témoignage de Greenpeace, les deux autres entités de Greenpeace citées dans le procès – Greenpeace Fund et Greenpeace International – n’ont jamais envoyé d’employés sur le terrain lors des manifestations et n’ont pas non plus financé les formations. Dans le procès, la seule allégation concernant Greenpeace International est que l’organisation avait fait de fausses déclarations dans une lettre ouverte adressée par la société civile aux bailleurs de fonds des oléoducs et gazoducs. Cette lettre n’était pas pilotée par Greenpeace et a été signée par plus de 500 organisations.

Au total, la société de pipeline a demandé au jury de lui accorder plus de 800 millions de dollars. Au cours du procès, Energy Transfer Partners a cherché à rendre Greenpeace responsable de 75,7 millions de dollars de dommages directs causés par les manifestations, auxquels s’ajoutent 60,1 millions de dollars que la société a dépensés pour la mise en place de mesures de sécurité supplémentaires. Parmi les autres dommages réclamés figurent les coûts liés au refinancement des prêts et aux retards dans la construction du gazoduc. Devant le tribunal, les experts de Greenpeace ont expliqué que le retard de cinq mois était dû à des problèmes d’autorisation avec le Corps des ingénieurs de l’armée, et non aux manifestations. Energy Transfer Partners a également demandé le remboursement des 7 millions de dollars qu’elle a dépensés pour des consultants en relations publiques afin de redorer l’image de l’oléoduc. Outre la réparation des dommages réels, Energy Transfer Partners a demandé des dommages-intérêts punitifs pouvant s’élever à plus d’un milliard de dollars. Le jury a accédé à cette demande pour un montant estimé à 700 millions de dollars.

Ce procès a de nombreuses incidences dans la mesure où le tribunal applique la théorie de la responsabilité collective en matière de manifestation. Le fait de tenir Greenpeace pour responsable des actions illégales menées par certains manifestants et de l’impact économique des manifestations sur les entreprises est une mise en garde adressée à toutes les organisations qui souhaitent apporter leur soutien à des mouvements sociaux. La plainte tente en outre de rendre Greenpeace responsable de la diffusion de « fausses informations » – dressant la liste de toute une série d’affirmations politiquement contestées, largement répétées et argumentées au sein du mouvement #NoDAPL.

Ce procès s’inscrit dans une tendance globale qui voit les entreprises s’en prendre aux organisations environnementales pour leurs actions de sensibilisation, en recourant à des poursuites stratégiques contre la participation publique [Strategic Lawsuit Against Public Participation, ou SLAPP. [Une SLAPP, appelée aussi poursuite-bâillon, est une procédure judiciaire abusive menée – ou menacée d’être menée – par une personne ou une entreprise dans le but d’intimider ou de faire taire certaines voix critiques, NdT]. Dans les cas de SLAPP, le plaignant ne s’attend généralement pas à gagner le procès sur le fond ; au contraire, les entreprises et les individus puissants qui intentent des SLAPP espèrent intimider leurs détracteurs et les obliger à consacrer leurs ressources financières limitées à leur défense juridique. La Coalition Against SLAPPs in Europe a recensé 1 049 de ces poursuites intentées en Europe, toutes catégories confondues, entre 2010 et 2023, dont un grand nombre à l’encontre de défenseurs de l’environnement.

« L’objectif d’une SLAPP est de punir les détracteurs en les exposant à des litiges longs, coûteux et stressants », a déclaré à Truthout Kirk Herbertson, directeur américain pour la défense des droits et les campagnes à EarthRights International. « Cela semble bien avoir été l’intention depuis le début. Je pense que la différence ici est que, en plus d’utiliser la procédure judiciaire elle-même pour harceler Greenpeace, Energy Transfer a également été en mesure grâce à un mélange de tactiques de salle d’audience et d’astuces de propagande de se positionner de manière à avoir une chance réaliste d’obtenir un verdict contre Greenpeace. »

Un procès dans un lieu hostile

Le choix du lieu du procès a considérablement réduit les chances de Greenpeace d’obtenir un jugement favorable. Le procès s’est tenu dans le comté conservateur de Morton, qui a voté pour Trump par une marge de 75,9 % contre 22,2 % lors de l’élection présidentielle de 2024. Le palais de justice est situé à seulement 45 minutes au sud de l’endroit où les manifestations ont eu lieu, et de nombreux habitants du comté de Morton ont vécu très directement les manifestations #NoDAPL. Lors de la sélection du jury, près de la moitié des jurés ont indiqué qu’ils avaient été impactés.

Avant le procès, les deux parties ont mené des enquêtes approfondies auprès des jurés. Pour l’étude sur les jurés commanditée par Greenpeace, près de la moitié des résidents interrogés ont indiqué qu’ils ne pourraient pas être des jurés équitables dans cette affaire. (Energy Transfer Partners a commandité sa propre étude, qui a révélé que la plupart des personnes interrogées n’avaient pas été affectées. Les résultats du dernier groupe de jurés au tribunal ont indiqué le contraire.) Greenpeace a demandé que l’affaire soit transférée dans le comté de Cass, où les recherches indiquaient que les jurés potentiels avaient eu moins d’interactions avec les manifestations contre le DAPL. Le juge a rejeté la requête. Dès le départ, Greenpeace a dû mener un combat difficile pour convaincre les jurés de se prononcer en sa faveur.

Des enjeux importants pour Greenpeace ; un effet dissuasif sur la société civile

Pour Greenpeace, ce jugement défavorable constitue une menace existentielle. Dans des documents déposés au tribunal, Greenpeace a écrit qu’un jugement défavorable pourrait l’empêcher de faire appel en raison d’un manque de fonds. Greenpeace a publiquement déclaré son intention de faire appel de l’affaire jusqu’à la Cour suprême, si nécessaire, mais les documents déposés au tribunal indiquent qu’il y a un risque de faillite si l’ONG doit payer les 300 millions de dollars de dommages-intérêts demandés dans le cadre du procès. L’une des trois branches visées, la branche de collecte de fonds Greenpeace Inc. a déclaré des revenus de 40 millions de dollars en 2023. Selon l’audit financier de Greenpeace USA, l’organisation disposait de 6,5 millions de dollars d’actifs financiers liquides en 2023, soit moins que le montant des dommages-intérêts demandés par Energy Transfer Partners pour le seul coût des consultants en relations publiques. Greenpeace a déjà réussi à repousser des SLAPP par le passé, mais les perspectives d’un procès dans le comté hostile de Morton représentent une grave menace pour l’organisation.

Outre les centaines de millions de dommages et intérêts dus, Greenpeace a dépensé des « millions » en frais d’avocat, selon Deepa Padmanabha, conseillère juridique principale de Greenpeace. Alors que 35 États et Washington D.C. disposent de protections contre les SLAPP – et que certains autorisent le recouvrement des frais – ce n’est pas le cas du Dakota du Nord.

Les conséquences pour la société civile pourraient être considérables. De nombreuses petites organisations ne disposent pas des fonds ou de la force de frappe juridique interne nécessaires pour mener des batailles juridiques qui durent des années. Le danger de telles poursuites réside dans l’effet paralysant qu’elles peuvent avoir sur l’ensemble de la société civile. Les organisations qui soutiennent les manifestations dans des juridictions hostiles pourraient limiter leurs activités par crainte d’être la cible de poursuites calamiteuses.

Lors d’une conférence de presse, Padmanabha a déclaré : « Il est clair que l’intention derrière cette affaire n’est pas seulement de détruire Greenpeace, mais aussi de diviser et de détruire le mouvement et notre droit de contester ».

Pour sa part, dans une déclaration à Truthout, Energy Transfer Partners a déclaré : « Notre action en justice vise à obtenir des dommages et intérêts pour le préjudice causé par Greenpeace à notre entreprise. Il ne s’agit pas de liberté d’expression. Le fait d’organiser, de financer et d’encourager la destruction illégale de biens et la diffusion de fausses informations va bien au-delà de l’exercice de la liberté d’expression. »

Interrogé par Truthout sur la déclaration d’Energy Transfer Partners, Herbertson a déclaré : « Ils ont recours à des messages relevant de relations publiques pour caractériser le rôle de Greenpeace d’une manière qui n’est pas factuelle. Punir Greenpeace pour les actions d’autres personnes non identifiées envoie un message dangereux : toute personne qui participe à une manifestation peut être punie pour les actions d’autres personnes. »

Les médias de l’ensemble du spectre politique ont noté les ramifications de cette affaire concernant la liberté d’expression et de manifestation. (Le site d’extrême droite Breitbart a titré : « Le procès de Greenpeace commence dans le Dakota du Nord dans une affaire clé pour la liberté d’expression. »)

Contester le résultat, sanctionner les auteurs de poursuites-bâillons

Les entités américaines de Greenpeace – à condition qu’elles n’épuisent pas d’abord leurs fonds juridiques – ont l’intention de porter l’affaire devant la Cour suprême du Dakota du Nord, puis devant la Cour suprême des États-Unis si nécessaire. Devant la Cour suprême du Dakota du Nord, l’appel serait tranché par un panel de cinq juges, contrairement à la décision prise par un jury au niveau local.

Sur le plan international, Greenpeace International, dont le siège se trouve aux Pays-Bas, cherche à remédier à la situation en recourant à la directive anti-SLAPP récemment adoptée par l’Union européenne. La lutte contre les poursuites-bâillons est devenue au sein de l’UE une priorité politique et de plaidoyer après 2017, lorsqu’il est apparu que la journaliste d’investigation assassinée Daphne Caruana Galiza faisait l’objet de 48 actions en justice en cours au moment de son assassinat. Conçue pour mettre un terme à la « chasse aux lieux » de procès par les tenants de SLAPP, la directive permet aux tribunaux des États membres de l’UE de bloquer l’exécution des jugements défavorables rendus en dehors de l’UE et de recouvrer les frais de justice des défendeurs ayant fait l’objet d’un SLAPP. La Coalition Against SLAPPs in Europe (CASE), l’un des principaux défenseurs de cette directive, a appuyé vigoureusement la contre-attaque de Greenpeace International.

« En invoquant la directive anti-SLAPP de l’UE, Greenpeace International ne se contente pas de se défendre, mais crée également un précédent qui pourrait protéger les activistes, les journalistes et les défenseurs partout dans le monde », a déclaré Emma Bergmans, membre du comité directeur de la CASE et conseillère principale en matière de politique et de plaidoyer auprès de Free Press Unlimited, dans un communiqué de presse de Greenpeace.

Cette contre-attaque constituera le premier test de la directive anti-SLAPP. Reuters note qu’il n’est pas certain que les lois européennes et néerlandaises s’appliquent à la société de gazoducs basée à Dallas, mais les défenseurs de la directive sont optimistes. Les options étant incertaines aux États-Unis, l’approche internationale pourrait ouvrir une autre voie de recours pour Greenpeace, ce qui pourrait constituer un rempart contre la menace imminente de faillite.

Le verdict met en péril la liberté d’expression et de manifestation

En sortant du tribunal du Dakota du Nord, Padmanabha a déclaré aux journalistes : « Nous savons que ce combat n’est pas terminé. » Aux États-Unis, tout appel portera probablement sur la question de savoir si le jury a permis un procès équitable. Les chances de Greenpeace d’obtenir gain de cause dans le Dakota du Nord, une juridiction hostile, étaient minces. Mais l’affaire envoie un message aux autres organisations qui soutiennent les manifestations : elles peuvent elles aussi être tenues responsables de millions de dollars de dommages.

« Cela correspond à d’autres tactiques d’intimidation », a déclaré Herbertson. « La stratégie consiste à cibler un grand nom et à faire en sorte que tous les autres décident de faire profil bas et de se taire. »

En accordant des dommages-intérêts qui sanctionnent des discours et des actions de plaidoyer ordinaires – en plus de valider une théorie de responsabilité collective dans une manifestation – le jury du Dakota du Nord a mis en danger l’exercice essentiel des droits du premier amendement. Une grande partie de l’affaire ayant porté sur les impacts économiques de l’action de Greenpeace, et l’une des trois branches de Greenpeace qui aurait seulement été coupable d’avoir signé une lettre, le procès porte atteinte à la liberté d’expression. Le succès de l’action en justice d’Energy Transfer Partners pourrait inciter d’autres entreprises à intenter des poursuites-bâillons, ce qui, pour la société civile, aurait un effet dissuasif.

Alors que Greenpeace réfléchit à la suite à donner, l’organisation a réagi à l’arrêt en renouvelant son engagement à poursuivre sa défense de l’environnement.

Le travail de Greenpeace « ne s’arrêtera jamais », a déclaré Padmanabha, selon l’Associated Press. « C’est le message le plus important.»

*

Cody Bloomfield est journaliste, elle couvre ce qui concerne le maintien de l’ordre et les manifestations. Elle est l’ancienne directrice de la communication de Defending Rights & Dissent.

Source : Cody Bloomfield, Truthout, 20-03-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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